Il y a pratiquement trente ans le Président du conseil constitutionnel français, Robert Badinter, affirmait, à propos de l’évaluation des conséquences par le juge constitutionnel, que : « la prise de décision est une opération très complexe dans le contrôle de constitutionnalité. Il faut chercher un équilibre très difficile entre ce qui est l’objet même de la décision et les conséquences éventuelles de celle-ci sur l’activité du Parlement, voire sur la jurisprudence ultérieure du Conseil constitutionnel. Il faut prendre soin de réserver l’avenir. C’est pourquoi la mission du juge constitutionnel m’est toujours apparue à la fois fascinante et difficile. Le constitutionnalisme n’est pas une technique, c’est un art. »[1]. Trente ans plus tard, ces propos résonnent avec une force particulière au lendemain de la retentissante décision du conseil constitutionnel sénégalais.
Le 8 février 2024, les députés Mouhamed Ayib Salim DAFFE et Samba DANG, agissant en leur nom et au nom de 38 autres députés, ont saisi le Conseil constitutionnel d’un recours aux fins de faire : « déclarer contraire à la Constitution la loi n°4/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution », d’ordonner la poursuite du processus électoral et « d’ajuster, si besoin, la date de l’élection présidentielle pour tenir compte des jours de campagne perdus ». Pour les mêmes raisons certains candidats à l’élection présidentielle ont saisi le Conseil constitutionnel aux fins de contester la légalité du décret n°2024-106 du 3 février 2024 portant abrogation du décret convoquant le corps électoral pour l’élection présidentielle du 25 février 2024.
Cette décision était particulièrement attendue aussi bien par la classe politique que par le peuple sénégalais compte tenu des violences occasionnées par la décision présidentielle d’abroger le décret portant convocation du corps électoral. Cette décision a eu pour conséquence de bouleverser le calendrier électoral en repoussant la tenue des élections présidentielles de février à décembre 2024.
La décision rendue a été unanimement saluée par l’opposition politique ainsi que par la majorité des sénégalais. Au-delà des commentaires habituels qui tendent à souligner l’audace du juge constitutionnel, la présente réflexion souhaite placer la focale sur la motivation de la décision du juge constitutionnel sénégalais.
La philosophie contemporaine du jugement fait reposer une part de la légitimité du juge sur son aptitude à motiver ses décisions. En principe, le juge constitutionnel issu de la tradition romano-germanique ne fait pas entrer dans ses motifs les éléments déterminants qui pourraient être économiques, sociologiques, culturels ou moraux[2]. Dans un jugement, le passage de la délibération à la décision réalise un tri entre les arguments juridiques et extra-juridiques afin d’éliminer les seconds de la rédaction[3]. Cet attachement du juge constitutionnel à l’orthodoxie de la motivation semble s’effriter au profit d’une motivation plus conséquentialiste ainsi que le démontre la décision rendue par le juge constitutionnel sénégalais le 15 février 2024.
Cette posture conséquentialiste du juge constitutionnel sénégalais est révélée par l’activisme dont fait preuve ce dernier dans le contrôle de la loi constitutionnelle et du décret (I) et dans la retenue qui est la sienne dans le refus de faire usage d’un pouvoir d’injonction (II).
Par ADOUA-MBONGO Aubrey Sidney
Agrégé de droit public
Maître de Conférences
Université Marien Ngouabi
[1] Salles (S), Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, Paris, LGDJ, 2016, p.1.
[2] Canivet (G), « La motivation des décisions du Conseil constitutionnel », in Caudal (S) (dir.), La motivation en droit public, Paris, Dalloz, 2013, p. 237.
[3] Salles (S), Le conséquentialisme dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, op. cit., p.61.
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