« La Constitution est le pacte fondateur de l’État (…). Cette nouvelle légitimité censée traduire les nouvelles aspirations du peuple souverain apparaît le plus souvent avec une révolution et parfois un coup d’État qui constitue une rupture, voire une destruction de l’ordre constitutionnel existant »[1] nous rappelle HOLO Cette pensée de Théodore HOLO apparaît plus nettement dans la trajectoire qui a conduit le Tchad, ayant subi un coup d’État suite à la mort du Président Idriss Deby ITNO, à adopter la Constitution du 29 décembre 2023.
En effet, le 11 avril 2021, en pleine période électorale, le jour même de l’élection Présidentielle[2], dans un contexte sociopolitique émaillé de tentions, les rebelles du FACT (le Front pour l’Alternance et la Concorde au Tchad) ont fait une incursion sur le teritoire Tchadien. Cette incursion a conduit le Président Idriss Deby ITNO à descendre sur le terrain et à conduire lui-même ses troupes. Neuf (9) jours plus tard, par une déclaration lue à la télévision nationale[3], des militaires informent l’opinion nationale du décès du Président Idriss Deby ITNO et annonce, par la même occasion, la mise en place du CMT (Conseil militaire de transition) qui va assurer la transition pour une durée de 18 mois. Cet acte posé par les militaires, ne respectant pas les mécanismes de vacance prévus par la Constitution[4], en arguant l’empêchement du Président de l’Assemblée nationale, sans toutefois permettre à la prochaine autorité habilitée à exercer l’intérim de la présidence de la République notamment le Premier vice-président de l’Assemblée nationale, constitue une rupture de l’ordre constitutionnel existant, voire un coup d’État qui ne dit pas son nom[5], mais qui au-delà tout marque négativement le constitutionnalisme Tchadien[6].
Dès son installation, le CMT a pris les mesures suivantes : la dissolution du Gouvernement, de l’Assemblée nationale, de la Constitution ainsi que d’autres mesures supplémentaires ; l’engagement à adopter une charte de transition, à organiser un dialogue national dans l’optique de mettre en place des nouvelles institutions, dont une nouvelle Constitution, à organiser des élections générales…
Ainsi, après plusieurs reports et tumultueuses tractations, abstraction faite des mouvements de contestation, le dialogue national tamponné, à tort ou à raison, d’inclusivité et de souveraineté, promis par le CMT, a ouvert ses portes en août 2022. Ce dialogue a été l’occasion pour les participants de se prononcer et de donner leurs avis sur les questions qui engagent la vie du Tchad pendant plus de deux mois. C’est ainsi que, aussi tôt le chronogramme du dialogue écoulé, celui-ci a fermé ses portes en octobre de la même année, en produisant un rapport contenant une multitude de résolutions qui, d’après ces mêmes assises et les organes de la transition, ont une valeur exécutoire, c’est-à-dire qu’elles sont de nature à être obligatoirement exécutées par ceux qui en ont la charge. Aux chapitres de ces résolutions, on peut aisément détecter « la Présidentialisation » du régime transitoire par le biais de la suppression du CMT, l’institution d’un Gouvernement « d’union nationale », le prolongement de la durée de transition, l’organisation, à l’issue de cette transition, d’élections générales et la tenue de deux référendums constitutionnels, successivement sur la forme de l’État et sur la Constitution finale.
Sur ce dernier aspect, le Gouvernement de la transition a plutôt opté pour la voie du raccourci, en organisant un référendum unique, celui portant sur la Constitution, Constitution rédigée suivant les principes de l’État unitaire, avec deux questions à la clef, le « oui » et le « non ». Le 24 décembre 2023, sur la base du referendum qui a eu lieu le 17 décembre 2023[7], le « oui » l’emporte avec 86%[8]. Le 29 décembre 2023, la Cour suprême a entériné les résultats ci-dessus et la Constitution a aussitôt été promulguée par le Président de la Transition[9].
Cette nouvelle Constitution marque en effet le début de la cinquième République du Tchad[10]. Elle est une Constitution à laquelle on associe la stabilité, l’union et la prospérité sociale des Tchadiens qui ont vécu des crises pendant trop longtemps. Elle est surtout considérée comme une Constitution de rupture et de rétrospective. Une Constitution de rupture en ce qu’elle permet de rompre avec les mauvaises habitudes qui ont pris le dessus sur le fonctionnement des régimes précédents, y compris celui du Président Idriss Deby ITNO. Une Constitution de rétrospective en ce qu’elle a pour référence la Constitution du 8 avril 1996, considérée comme l’une des Meilleurs Constitutions que le Tchad a connues. Mais au-delà tout, la nouvelle Constitution est présentée comme une Constitution d’innovation ; une Constitution, pour reprendre J. DU BOIS DE GAUDUSON, qui apporte « des corrections nécessaires à des textes qui sont apparus à l’usage, imparfaits, incomplets et inadaptés »[11].
Cela étant dit, avant d’aller plus loin, il est fondamentalement nécessaire de définir les concepts clefs de cette étude. En effet, l’une des notions les plus mobilisées dans la doctrine du droit public[12], la Constitution est le statut de l’État selon Raymond CARRE de MALBERG qui considère que le pouvoir Constituant est à l’origine de l’État[13]. En effet, personne morale, l’État n’a ni voix, ni cerveau, il n’a pas de bras non plus ; et le doyen Léon DUGUIT aimait dire qu’il « n’a jamais déjeuné avec l’État »[14] qui n’est pas un être physique. L’État, en tant que personne morale, ne peut donc agir que par des organes et la Constitution est le canal par lequel le pouvoir passe de son détenteur qu’est le peuple souverain à ses agents d’exécution que sont les gouvernants, personnes physiques habilitées à agir au nom et pour le compte de l’État[15]. La Constitution peut, en réalité, comporter à la fois un versant juridique et un versant politique. Pour le premier, HOLO considère :
[J]uridiquement et au plan matériel, la Constitution est l’ensemble des règles relatives à la dévolution et à l’exercice du pouvoir dans l’État. Autrement dit, elle est l’ensemble des normes relatives à, d’une part, la répartition des compétences entre les organes de l’État, d’autre part, l’organisation de la hiérarchie des normes, la Constitution étant la norme suprême, la loi fondamentale, et à ce titre la source des autres normes dans l’État. Dès lors, au plan matériel, il n’y a pas d’État sans Constitution, la répartition des compétences, la dévolution et l’exercice du pouvoir s’effectuant toujours selon des normes écrites ou non écrites. La Constitution peut donc être écrite comme dans l’ensemble des États africains ou coutumière comme en Grande Bretagne[16].
En ce qui concerne le deuxième versant, il rappelle :
[L]a Constitution ne se réduit pas à l’agencement des institutions et à la répartition des compétences entre elles, elle est aussi une notion politique. En effet, toute Constitution se fonde, comme le rappelle Georges BURDEAU, sur une certaine idée de droit, une philosophie politique qui innerve tout l’ordre juridique. Ainsi, la Constitution d’un État marxiste ou à orientation socialiste va privilégier dans l’ordonnancement juridique, l’appropriation collective des moyens de production, la promotion des libertés collectives, essentiellement les droits économiques et sociaux, le renforcement du rôle de l’État, tandis que l’ordre juridique d’un État libéral ou capitaliste sera le garant de la propriété privée, des libertés individuelles, essentiellement les droits civils et politiques ; promoteur de l’initiative privée, son rôle sera plus d’émettre des normes que de produire des richesses, selon la formule du moins d’État. C’est cet idéal sociétal qui servira de socle au pacte fondateur de l’État qu’est la Constitution[17].
Quant à la notion d’innovation, du latin in, dans et novare, rendre nouveau, renouveler, refaire, restaurer, transformer, changer, innover, elle est l’action d’innover, autrement dit d’introduire quelque chose de nouveau en termes d’usage, de coutume, de croyance, de système scientifique[18]… La notion d’innovation regroupe des conceptions différentes selon la vision que l’on adopte et l’objet qu’on cherche à analyser[19]. Dans le cadre de cette étude, l’innovation peut être considérée comme les principales nouveautés instaurées ou restaurées par les textes juridiques, la Constitution en l’occurrence.
Définitions des concepts clefs étant faites, il est important de se poser un certain nombre de questions : quelles sont les principales innovations introduites par la Constitution Tchadienne du 29 décembre 2023 ? Quel regard peut-on avoir de ces innovations ? En réalité, la Constitution de 2023 est une constitution qui comporte plusieurs innovations aussi bien au plan institutionnel que non institutionnel. Ces innovations peuvent être sujettes, objectivement et scientifiquement, à un double regard : un regard d’appréciation et un regard critique.
C’est ainsi que cette étude a pour objet d’analyser les innovations instituées par la Constitution du 29 décembre 2023, notamment et principalement par rapport aux Constitutions de 1996 et de 2018. Cette analyse s’effectuera suivant deux modalités. Il s’agit, d’une part, d’apprécier, à leur juste titre, les innovations introduites par la nouvelle Constitution et, d’autre part, de faire un regard critique sur certains éléments nouveaux. Il est important de préciser qu’analyser, apprécier et porter un regard critique sur des dispositions constitutionnelles n’est pas une chose aisée. « Mais lire le texte de la Constitution, le comprendre, l’analyser et le critiquer est un exercice que chacun devrait faire pour comprendre comment nous sommes censés être gouvernés, et surtout pour commencer à comprendre comment nous sommes réellement gouvernés. C’est donc aussi comprendre pourquoi il y a tant d’anomalies, tant d’anormalités dans son application »[20]. Il faut préciser que cette étude n’a pas la prétention de faire l’inventaire de toutes les innovations apportées par la nouvelle Constitution, mais il s’agit de mettre l’accent sur celles qui nous semblent principales.
En réalité, la nouvelle Constitution du Tchad introduit plusieurs innovations. Ainsi, pour analyser ces innovations, il est important de les grouper en deux blocs. D’une part, il est question de parler des innovations institutionnelles (I) et, d’autre part, des innovations non institutionnelles (II).
Par WARDOUGOU KELLEY SAKINE
Étudiant en master en droit (droit public) et en science politique (formation paix et sécurité)
l’université Gaston Berger de Saint-Louis/Sénégal
[1]Théodore HOLO, « Leçon inaugurale » in Oumarou NAREY (Dir.), La Constitution, actes du séminaire scientifique tenu à Niamey du 24 au 26 octobre 2018, Dakar, L’Harmattan, 2018, p. 43.
[2]Voire le décret n°0162 du 12 février 2021 portant convocation du corps électoral pour les dates du 10 (s’agissant des forces de défense et de sécurité, des nomades et des Tchadiens de l’étranger) et 11 avril 2021 (pour les nomades, les Tchadiens de l’étranger et le reste de la population).
[3] Déclaration lue par le Général AZEM BERMONDOA AGOUNA, porte-parole du CMT
[4] L’Article 82 de la Constitution de 2018 révisée en 2020 prévoyait en effet qu’« en cas de vacance de la Présidence de la République pour quelque cause que ce soit ou d’empêchement définitif constaté par la Cour suprême, saisie par requête par le parlement réuni en congrès, les attributions du Président de la République, à l’exception des pouvoirs prévus aux articles 86, 89, 90, 96, 97, 98, 99 et 101, sont provisoirement exercées par le Président du Sénat. En cas d’empêchement de ce dernier, l’intérim est assuré par le 1er Vice- président du Sénat ». Toutefois, le Sénat n’étant pas à l’époque mis en place, les dispositions transitoires de l’article 240 sont tranchantes en disposant que : « jusqu’à la mise en place des nouvelles institutions, celles en place continuent d’exercer leurs fonctions et attributions conformément aux lois et règlements en vigueur. En attendant la mise en place du Sénat, les attributions de ce dernier sont dévolues à l’Assemblée nationale » ; En clair, c’est le Président de l’Assemblée nationale qui doit exercer les fonctions de Président et en cas d’empêchement de celui- ci, c’est le Premier vice-président de l’Assemblée nationale qui doit s’en charger.
[5] Nasir ABDELHAK, « l’incontournable sacré de l’inéligibilité des auteurs des changements anticonstitutionnels de gouvernement », en ligne : (https://docs.google.com/document/d/1NqgsKAF_JiArpfc38AEIanWAT0Qlxxlw/edit?usp=sharing&ouid=114077008952750163776&rtpof=true&sd=true), {consulté le 16 mars 2024}.
[6] OUSMANE KOUNDAGBE HOUZIBE, Le constitutionnalisme Tchadien, de la proclamation de la République à l’instauration démocratique : 1958-2021, Paris, L’Harmattan, 2022, p. 21.
[7] Le Président de la transition a, par le décret n°3371/PR/PM/MATDBG/23 du 7 novembre 2023, convoqué le corps électoral le 17 décembre 2023 pour la consultation référendaire sur la Constitution.
[8] Selon la commission nationale chargée de l’organisation du referendum constitutionnel (CONOREC), les résultats du referendum sont les suivants : le oui (86 %), le non (14%) et le taux de participation (63,75%).
[9] Par décret n°3892/PT/2023 du 29 décembre 2023, le Président de la transition a promulgué la Constitution de la République du Tchad approuvée par referendum du 17 décembre 2023.
[10] La première République est entrée en vigueur avec la Constitution du 31 mars 1958, la deuxième avec la Constitution du 10 décembre 1989, la troisième avec la Constitution du 14 avril 1996, la quatrième avec la Constitution du 4 mai 2018 et la cinquième avec la nouvelle Constitution du 29 décembre 2023.
[11] J. DU BOIS DE GAUDUSON, « Points d’actualité sur les modalités de production du droit constitutionnel dans les États africains francophones », in Mélanges P. Gélard, Paris, Montchrestien, 1999, p.341
[12]On comprend mieux pourquoi, dès les origines, on a considéré que « Le droit des institutions politiques » constitue l’une des matrices du droit public, BIOY (Xavier), « L’identité disciplinaire du droit public. L’ipse et l’idem du droit public… », In BIOY (Xavier) (dir.), L’identité du droit public, Presses de l’Université Toulouse 1 Capitole, 2011, p. 18.
[13] Cité par Gilles GUIHEUX, « La théorie générale de l’État de Raymond Carre DE MALBERG », Revue juridique de l’ouest, N-S, janvier 199, p.88.
[14] Une formulation proche de cet aphorisme :« je n’ai jamais déjeuné avec une personne morale » attribué à Léon DUGUIT ; voire Jeanne DISSET, « Personne morale en procès, cherchez la personne physique », La lettre des juristes d’affaires, n°62, septembre/octobre 2019.
[15]Théodore HOLO, « leçon inaugurale » in Oumarou NAREY (Dir.), La Constitution, actes du séminaire scientifique tenu à Niamey du 24 au 26 octobre 2018, Dakar, L’Harmattan, 2018, p.29.
[16] Ibid.
[17] Op. Cit. p. 30.
[18] La toupie, « définition d’innovation », en ligne :https://www.toupie.org/Dictionnaire/Innovation.htm , consulté le 17 mars 2024 à 5H 54}.
[19] Éditions Ellipses, « Définir l’innovation », en ligne : https://www.editions-ellipses.fr/index.php?controller=attachment&id_attachment=46503 , {consulté le 17 mars 2024 à 5H 23}.
[20] La toupie, « analyse critique de la Constitution de la Vème République », en ligne : https://www.toupie.org/Textes/Analyse_critique_constitution.htm, [consulté le 17 mars 2024 à 5H 52].
Merci pour cette belle contribution maître !