Introduction
La dette publique constitue aujourd’hui un instrument central de la politique économique, mais également une source de vulnérabilité pour les États en développement. Dans un contexte marqué par les séquelles des crises sanitaires, les tensions géopolitiques et la hausse mondiale des taux d’intérêt, la question de la soutenabilité de l’endettement souverain revêt une acuité particulière pour les économies de l’UEMOA. Le Sénégal, dont le ratio dette/PIB a dépassé les 100 % à fin 2024, s’est ainsi engagé dans un processus de redéfinition de sa stratégie d’endettement à travers la Stratégie de Gestion de la Dette à Moyen Terme (SDMT) 2026-2028, publiée en octobre 2025 par le Comité National de la Dette Publique (CNDP).
Cette stratégie, élaborée en cohérence avec le cadre réglementaire communautaire (Règlement n°09/2007/CM/UEMOA) et la Vision Sénégal 2050, vise à assurer un équilibre optimal entre le coût et le risque de la dette tout en contribuant à la mobilisation de ressources internes et innovantes. Toutefois, la soutenabilité de cette trajectoire reste tributaire de la qualité du diagnostic macroéconomique, de la cohérence des scénarios de financement proposés et de la capacité institutionnelle à exécuter la stratégie retenue.
Dans les lignes qui suivent, nous présentons une analyse technique, critique et prospective de ce document stratégique. Elle s’articule autour de six grands axes visés dans le plan décliné ci-dessus.
I. Le rappel du contexte et des objectifs de la stratégie
Le Rapport de la Stratégie de Gestion de la Dette à Moyen Terme (SDMT) pour la période 2026-2028, publié mi-octobre 2025, s’inscrit dans le cadre réglementaire défini par le Règlement n°09/2007/CM/UEMOA relatif au cadre de référence de la politique d’endettement public des États membres. Le Sénégal, conformément à cette exigence communautaire, élabore ce document à partir des données arrêtées à fin décembre 2024, dans un contexte de recomposition institutionnelle et de recentrage stratégique autour de la Vision Sénégal 2050 et de la Stratégie nationale de développement 2025-2029 (SN2D).
L’objectif fondamental de la SDMT est double : (1) assurer la soutenabilité de la dette dans un contexte de pressions budgétaires et de resserrement monétaire mondial ; (2) optimiser la composition du portefeuille d’endettement en arbitrant entre coûts et risques, tout en soutenant le développement du marché domestique des titres publics.
Le champ de la SDMT demeure limité à la dette de l’administration centrale, excluant pour l’instant les dettes parapubliques et locales, ce qui constitue une faiblesse structurelle dans la couverture du risque consolidé de l’État.
II. L’état du portefeuille de la dette publique dans la stratégie
À fin décembre 2024, la dette publique s’élève à 23 666,8 milliards FCFA, soit 119 % du PIB nominal, un niveau supérieur au seuil prudentiel communautaire de 70 % du PIB fixé par l’UEMOA. La dette extérieure représente 68,3 % du total, contre 31,7 % pour la dette intérieure — une structure qui accentue l’exposition du pays au risque de change et à la volatilité des marchés internationaux.
La dette extérieure (16 160,5 milliards FCFA, soit 81,2 % du PIB) se compose pour moitié de ressources concessionnelles (51 %) et pour moitié de dettes commerciales (49 %), dont 18,3 % d’Eurobonds et 11,2 % de crédits à l’exportation. La dette intérieure (7 506,3 milliards FCFA, soit 37,7 % du PIB) est dominée par les obligations du Trésor à 3 et 5 ans (34,5 % du total) et les créances bancaires locales (28,7 %).
Le coût moyen pondéré s’élève à 4,3 % en 2024, plus élevé sur le marché domestique (environ 7 % sur les nouvelles émissions 2025). L’ATM de la dette intérieure est de 3,2 ans et celui de la dette extérieure de 8,4 ans. L’ATR globale est de 5,9 ans. La dette à taux variable représente 20 % du total, essentiellement libellée en euros (77 %).
III. L’environnement macroéconomique et les hypothèses de projection de la stratégie
La DPEE[1] table sur un ralentissement de la croissance à court terme (environ 5,5 % en 2025), avant un redressement progressif sur 2026-2028, soutenu par la reprise des investissements publics et les projets pétroliers et gaziers. Les hypothèses macroéconomiques retiennent une hausse de 100 points de base des taux internationaux et une dépréciation de 10 % du FCFA/USD en 2027.
La suspension du programme FMI en 2024-2025 a contraint l’État à se tourner vers le marché régional, qui a financé 75 % des besoins de 2025 (3 430 milliards FCFA mobilisés à fin septembre). Cette réorientation accroît toutefois le coût de la dette et la pression sur la liquidité bancaire.
IV. L’analyse du choix de la stratégie et les simulations opérées[2]
Notre analyse de la SDMT 2026-2028 s’est proposée de dresser ce tableau synthétique, comparatif et annoté des différents approches assorties de commentaires.
| Stratégie Répartition par source : Extérieure vs Domestique Objectif principal décliné Observation Numéro 1 35% vs 65% (statu quo) Maintien du rythme actuel sans FMI (ou sous réserve d’un nouveau programme avec le FMI). Stratégie peu réaliste, vulnérable à la liquidité. Numéro 2 60% vs 40% Gestion du risque de liquidité via le marché international. Stratégie coûteuse (hausse des taux d’intérêt et grosse part/dépendance pour la dette commerciale). Numéro 3 50% vs 50% Réduction des risques de taux de change (variations) et de financement. Stratégie étant actuellement le meilleur compromis en termes de bilan coûts/risques. Numéro 4 40% vs 60% Absence de programme avec le FMI et recours accentué aux capitaux domestiques. Stratégie soutenable à court terme mais risquée à moyen terme. |
La stratégie numéro 3 retenue par le CNDP concilie soutenabilité et réduction des vulnérabilités. Sa réussite dépendra de la reprise du programme FMI, de la gestion des Eurobonds 2018 et du redressement de la confiance du marché régional.
V. Les critiques techniques de la stratégie et les perspectives notables
A notre sens, il apparait clairement que les principales faiblesses méthodologiques de cette SDMT 2026-2028 résident dans la non-prise en compte de la dette parapublique, des engagements au titre des Partenariats Public-Privé (PPP) et des dettes des collectivités locales. Ces failles sont accentuées par la visibilité réduite sur les scénarios de stress insuffisants. Le ratio dette/PIB à 119 % reste alarmant, et les charges d’intérêts absorbent près de 30 % des recettes fiscales. Sans prétendre à une science infuse, il nous plaît à indiquer que la réduction à 101 % du PIB d’ici 2028 suppose un redressement fiscal et une croissance soutenue au-dessus de 7 %.
Sous ce rapport, on notera que le développement du marché secondaire des titres, la diversification des instruments (ESG, Diaspora, Panda Bonds) et la transparence post-audit Forvis Mazars[3] sont des leviers essentiels de crédibilité. De même, l’intégration effective des PPP dans la gestion du risque global demeure un impératif, avec un suivi renforcé par l’Unité Nationale d’Appui aux PPP (UNAPPP).
Pour clore cet aspect critique, une dernière réserve que l’on pourrait bien adresser à cette SDMT 2026-2028 se rapporte à la faible articulation entre politique monétaire et gestion de la dette. L’absence d’un dialogue régulier entre la DDP et la BCEAO conduit à des arbitrages sous-optimaux. Une meilleure coordination permettrait de réduire les coûts d’emprunt domestiques et d’améliorer la prévisibilité des adjudications.
VI. Les nouvelles dynamiques de l’endettement public et les approfondissements requis
Sur le plan de la gouvernance de la dette[4], la SDMT gagnerait à être adossée à un cadre pluriannuel de finances publiques (CDMT global), permettant une meilleure articulation entre politique budgétaire et stratégie d’endettement. L’enjeu est d’éviter que la dette serve d’ajustement budgétaire plutôt que d’outil d’investissement stratégique.
L’intégration de la dette climatique et verte doit devenir un axe prioritaire. Le Sénégal peut mobiliser des ressources importantes via les Green Bonds et le Fonds Vert pour le Climat (FVC), surtout pour financer la transition énergétique et la résilience côtière.
Sur le plan régional, le rôle de la BCEAO et du marché UMOA-Titres doit être renforcé pour coordonner la gestion collective de la dette dans l’espace UEMOA. Une mutualisation partielle du risque favoriserait la liquidité régionale et une convergence des coûts d’emprunt.
Conclusion
Il faut le dire, la SDMT 2026-2028 du Sénégal présente une avancée méthodologique majeure dans la rationalisation de la gestion de la dette publique[5]. Le choix de la stratégie 3, combinant équilibre, prudence et ouverture aux marchés extérieurs, est techniquement solide et cohérent avec la Vision 2050. Sa réussite dépendra toutefois de la restauration de la confiance des bailleurs, de la discipline budgétaire interne, et de la capacité du Trésor à diversifier ses instruments de financement sans aggraver le coût global.
Par Omar SADIAKHOU – Juriste.
Terminé à Perpignan (France) – Lundi, le 27 octobre 2025, à 21h 39.
[1] Direction de la Prévision et des Etudes Economiques.
[2] Par « S » lire « numéro de la stratégie testée » dans notre tableau.
[3] Dont le contenu, la valeur juridique et l’existence sont depuis peu mis en débat par un camp politique. Loin de toute agitation partisane et par souci d’objectivité, la situation reste sérieuse pour les observateurs et sa lecture appelle à une extrême prudence au risque de verser dans un débat abondant et sans intérêts scientifique et citoyen.
[4] Dans une autre contribution que nous avons signée et publiée sur le CERACLE, le 13 février 2025, nous avons déjà relevé la nécessité de refonder le modèle de gouvernance de la dette publique au Sénégal. Voir : SADIAKHOU (Omar), « Rapport de la Cour des comptes sur l’audit des finances publiques (2019-2024) : commentaires préliminaires sur les faits et scénarios pour la dette publique », disponible en téléchargement sur : https://ceracle.com/rapport-de-la-cour-des-comptes-sur-laudit-des-finances-publiques-2019-2024-commentaires-preliminaires-sur-les-faits-et-scenarios-sur-la-dette-publique-par-omar-sadiakhou/ .
[5] Nous avions également critiqué la méthodologie de la SDMT 2025-2027 dans notre contribution rappelée précédemment.
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