Les décisions du Conseil constitutionnel ne lient pas le chercheur. C’est au gré de cette pensée, qui s’offre en toute logique à la lecture de la célèbre formule d’après laquelle les décisions rendues par le Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles (art. 92 C du Sénégal), qu’on s’autorisera les brèves remarques suivantes.
Par deux décisions rendues respectivement les 15 février et 6 mars 2024, le Conseil constitutionnel (ci-après « le Conseil ») a contribué au débat sur le terme du mandat présidentiel qui fait couler beaucoup d’encre, de salive et de larme à chaque occasion au Sénégal. L’occasion faisait suite à la psychose entretenue au sujet d’un troisième mandat, à la loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution et bien sûr à la computation des 5 années constitutives du mandat présidentiel. Toutes ces problématiques s’adressent au Conseil dans un climat de frénésie, voire de frayeur, de crispation et de suspicion. Le Conseil avait donc pour première tâche la pacification du climat social et politique mais se devait aussi de régler, définitivement, les questions électorales récurrentes.
D’évidence, il semble avoir relevé le premier défi et, en cela, a fait œuvre utile pour la société. Au point du droit, ses conclusions reconfigurent le visage contemporain du droit constitutionnel. On peut ainsi lire, sans transition et sans contrainte de style propre aux facultés de droit, son raisonnement en partant de l’utile vers le désagréable.
L’utile. Il est constitué d’un seul point : le Conseil a mis fin au climat délétère, empoisonné par les dits et les non-dits des hommes politiques, des professionnels de médias et même des intellectuels. Pour ce faire, le Conseil a été saisi le 8 février 2024 d’un recours en inconstitutionnalité de la loi n° 4/2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution, suivant les formes et procédures instituées. Dans une décision rendue le 15 février 2024 (n° 1/C/2024), le Conseil conclut que la loi querellée est contraire à la Constitution. Il annule, dans le même sens, le décret 2024-106 du 03 février 2024 qui, d’une part, abrogeait celui convoquant le corps électoral pour le 25 février 2024 et, d’autre part, convoquait à son tour le corps électoral le 15 décembre 2024. Le Conseil estime que le président de la République visait, par cet acte, une prorogation indue de son mandat. Toutefois, à cette occasion, le Conseil a manqué de préciser le terme du mandat présidentiel et pire encore n’a adressé qu’une simple invitation aux pouvoirs publics pour organiser l’élection présidentielle « dans les meilleurs délais » (Cons. 20). Juridiquement cette décision ne tranche pas le débat sur le terme du mandat. Bien au contraire, elle laisse aux pouvoirs publics la latitude d’apprécier la date des élections devant en déclencher le mécanisme.
La décision contribue certes, on l’a déjà dit, au rafraichissement du climat politique (le président de la République ouvre un dialogue inclusif, des consultations, entreprend l’amnistie des condamnés d’opinion etc.), mais elle permet aussi de jouer la montre. C’est en considération de cela que le Conseil sera à nouveau saisi, une occasion de préciser les termes importants de la décision du 15 février 2024. Il statuera le 6 mars courant en indiquant que le mandat du président Macky Sall expire le 2 avril 2024 et qu’à partir de cette date, s’ouvre une vacance inédite, voire une transition non rapportée, mais surtout que le corps électoral est convoqué par son fait pour le 31 mars 2024. Beaucoup de mots et de maux sans doute aussi. Toute chose qui contribue à rendre sa décision juridiquement désagréable.
Le désagréable. La dernière des deux décisions prises par le Conseil, dans le cadre de l’organisation de l’élection présidentielle de 2024 est une véritable gageure constitutionnelle. Le Conseil a été régulièrement saisi le 26 février pour constater la carence du président de la République dans l’organisation des élections ; pour ouvrir, le cas échéant, la suppléance du président de la République en fonction à partir du 2 avril et pour ordonner la poursuite des opérations électorales. Le 6 mars 2024, le Conseil donnera droit à toutes ces exigences en estimant que la carence est constatée 20 jours après la décision du 15 février (Cons. 10) et que disposant de la plénitude de juridiction et d’un pouvoir de maintien de la continuité de l’État et de la stabilité des institutions, il peut « pallier l’inertie des autorités compétentes » (Cons. 11 et 12). Le propos brille par la beauté de ses formules, il n’heurte pas moins la raison juridique.
On peut déjà relever que la plénitude de juridiction n’octroie pas un pouvoir de substitution. Elle suppose, d’après le vocabulaire juridique, qu’en tant que juridiction de droit commun, le Conseil est compétent pour connaitre de tous les éléments de droit et de fait du litige. On distingue en général deux moments : le contentieux préélectoral (candidatures, listes, sigles, couleurs et campagne électorale) et le contentieux postélectoral (erreur matérielle de calcul, résultats, etc.) Rien dans ces chefs de compétence n’autorise la substitution. Par ailleurs, évoquer la continuité de l’État et la stabilité des institutions ressemble à un chantage au gré d’une raison d’État qu’on peut évoquer subjectivement par simple caprice. En l’espèce, le Conseil n’a pas indiqué qu’il y a péril dans la demeure. Après tout, il s’agit de deux camps, de deux interprétations divergentes de la notion de mandat. Le seul point objectif reste donc la compétence en matière électorale. A propos, la connaissance du contentieux maintient le Conseil en dehors des mécanismes d’organisation des élections, puisqu’il en est déjà le régulateur. En se substituant au président de la République, le Conseil devient juge et partie. Avant d’aller plus loin sur cette question de substitution, il faut se demander quel est l’objet du litige qui a abouti à la décision du 6 mars dernier. Il est fait grief au président de la République de n’avoir pas respecté les termes de la décision du 15 février. Que disait précisément le Conseil ? Convoquer le corps électoral dans les meilleurs délais, entendu avant le terme du mandat en cours. Sans plus de précision. Cette formule ne porte aucune contrainte (au sens de la théorie des contraintes juridiques). Elle brille, disons-le net par sa vacuité et son incertitude. La notion de « Meilleurs délais » étant laissée à l’appréciation du président de la République, on ne peut objectivement lui opposer une date précise. A moins que la date marquant la fin de son mandat soit juridiquement précisée. La Constitution est muette à ce sujet. Dans sa décision du 6 mars, le Conseil précise – cette fois-là – que le mandat en cours arrive à échéance le 2 avril, c’est-à-dire au jour précis qui correspond à la date n+ 5 ans de la dernière prestation de serment du président Macky Sall. Cette computation n’est conforme ni à la lettre, ni à l’esprit de la Constitution.
L’article 36 énonce : le président de la République élu entre en fonction après la proclamation définitive de son élection et l’expiration du mandat de son prédécesseur. On dira que le mandat commence lorsque toutes les contingences (les deux tours, le contentieux des résultats) liées à l’élection (art. 26-35 C) sont achevées, ce qui peut coïncider ou non avec la date de prestation de serment de son prédécesseur. Mieux encore en application des alinéas 2 et 3 de ce texte : le président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation (disons jusqu’à la prestation de serment, art. 37) du président nouvellement élu. Le mandat ne court donc pas d’une date A à une date A’ correspondant au jour de la dernière prestation de serment. Il court d’une date A correspondant à la précédente prestation à une date A’ équivalant à la prochaine prestation de serment. On ne parlera de prorogation de mandat qu’au-delà de cette dernière date, ce qui techniquement n’est possible qu’à la suite d’un coup de force. Certains entreprennent une démarche contraire.
Le Pr. Macktar Kamara estime par exemple que :
« le mandat en cours de l’actuel Président de la République expirant le 02 avril 2024 à zéro heure et la passation des pouvoirs avec le tout nouveau Président devant sans doute se dérouler dans la matinée du 02 avril 2024, à 10 heures du matin par exemple, il faudrait bien que quelqu’un assure les responsabilités de chef d’État durant la nuit du 1er au 02 avril 2024 c’est-à-dire, concrètement, entre zéro heure (minuit) et 10 heures du matin. C’est dire que le Président sortant commettrait un dépassement de mandat d’environ dix petites heures seulement, ce qui est tolérable et permis par la Constitution pour des raisons de commodité́ » (Contribution au débat sur la manipulation du processus électoral, à consulter sur le blog « le ceracle.com », p. 2).
L’auteur tout en reconnaissant à sa manière qu’on ne peut pas compter les 5 années de mandat indiquées par l’article 27 C à la minute près, estime qu’on peut admettre (tolérer) d’après son appréciation, une prorogation d’une dizaine d’heures… « pour des raisons de commodité ». Mais il convient d’être précis, dès lors qu’il y a prorogation, il y a violation de l’article 103-7 C. L’auteur admet que le point qu’il défend n’est réalisable que s’il se tolère quelques 10 heures de dépassement (en réalité de prorogation), ce qui n’induit pas moins l’exercice d’une plénitude de fonction par le président de la République au-delà de la date de son dernier serment. La date du 2 avril ne peut donc pas servir de borne fermée pour marquer la fin du mandat de Macky Sall. Elle constitue une borne ouverte depuis le début du mandat qui court toujours. Le 2e alinéa de l’article 36 permet de couvrir au-delà (et y compris) des cas répertoriés par l’auteur, toutes les incertitudes (crise, cas de force majeure…) qui peuvent survenir durant l’année de l’élection présidentielle. Ainsi, tous les cas de figure présentés par le professeur Macktar Kamara (pp. 2-3) attestent, curieusement au rebours de sa conclusion, de ce qu’on ne saurait considérer le 2 avril comme une borne fermée dans le sens du terme du mandat en cours.
En décidant que le premier tour de l’élection aurait lieu le 31 mars, le Conseil ne peut d’ailleurs le garantir. Le Conseil avait donc l’obligation de suivre les termes de l’article 36, mais aussi la latitude d’en encadrer les contours. En effet, en vertu de l’article 36, rien n’interdit que l’élection soit organisée au mois de décembre de la 5e année du mandat qui court. On sait qu’aux États-Unis par exemple, les grands électeurs sont convoqués de droit le 2e mercredi du mois de décembre de l’année n + 4 qui marque la fin du mandat et le président élu prête serment le 20 janvier de l’année qui suit l’élection. Voilà qui donne un encrage constitutionnel à la computation des mandats. Au vu de l’importance de cette question, il est souhaitable que le pouvoir constituant s’approprie une telle technologie afin de surmonter l’imprécision actuelle que même la décision du Conseil n’a suffi à clarifier. Le Conseil s’est laissé enrôler par l’opinion dominante au point de violer les termes de la Constitution. Oui en instaurant une suppléance (Cons. 19 décision du 6 avril) à partir d’un raisonnement erroné (Cons. 16), le Conseil viole les termes de l’article 36 de la Constitution qui commande que le président en fonction, jouit de son mandat, jusqu’à la passation du pouvoir.
Le Conseil a tout aussi violé la règle de droit en se substituant tour à tour à la Cour suprême et au président de la République. Dans la décision du 15 février, il estime : « s’il est vrai que la Cour suprême est juge de l’excès de pouvoir des autorités exécutives, le Conseil constitutionnel, juge de la régularité des élections nationales (peut) connaître de la contestation des actes administratifs participant directement à la régulation d’une élection nationale, lorsque ces actes sont propres à ce scrutin » (Cons. 7). On peut formuler deux réserves à ce raisonnement. D’une part, le décret incriminé ne participe pas à la régulation, mais à l’organisation, de l’élection. La régulation ne se confond pas à l’organisation. Si le contrôle exercé sur le décret en cause participe de la régulation, le décret lui-même ne saurait être considéré comme tel. D’autre part, le décret convoquant le corps électoral, comme celui relatif aux découpages des circonscriptions électorales, fait partie de ce que la jurisprudence américaine qualifie de « doctrine des questions politiques » (arrêt de la CS des EU, Colegrove vs. Green, 1946). En l’absence de standards judiciairement identifiables (Arrêt Baker vs. Carr, 1962), un tel acte est insusceptible de recours juridictionnel. La Cour suprême du Sénégal l’a clairement établi le 17 mars 2016 (Arrêt n°19, O. Sanko c. État du Sénégal). De la sorte, le Conseil ne peut s’appuyer ni sur sa compétence de juge de droit commun des élections, ni sur la loi, pour justifier la violation de la règle constitutionnelle de compétence en faveur de la Cour suprême et la jurisprudence de celle-ci. N’étant pas juge suprême de l’ordre judiciaire, il ne saurait avoir opéré un revirement jurisprudentiel de l’Arrêt rendu par la Cour suprême, comme l’a laissé entendre le Pr. Adoua-Mbongo (La décision n° 1/C/2024 du 15 février 2024 : manifestation d’une posture conséquentialiste du juge constitutionnel sénégalais ? à consulter sur le blog « le ceracle.com », p. 7). Le Conseil commet par là un excès de pouvoir.
Il en va de même lorsque, dans sa décision du 6 mars, il indique que par la force de sa décision le corps électoral est convoqué pour le 31 mars. Le Conseil viole là les termes de l’article 30-2 de la Constitution d’après lesquels : « Les électeurs sont convoqués par décret ». En droit ,une décision juridictionnelle ne se confond pas à un acte règlementaire. Une telle confusion n’est ni moins ni plus qu’une violation du principe de la séparation des pouvoirs. En l’état, seul le décret présidentiel du 6 mars convoquant le corps électoral pour le 24 mars rend justice à la Constitution.
En instaurant le régime de substitution pour convoquer le corps électoral, le Conseil devient de fait une instance d’organisation – et non plus simplement de régulation – des élections. Ce faisant, ses décisions, puis qu’elles rentrent dans le jeu partisan, méritent d’être connues par un autre organe, la Cour suprême pourquoi pas ( ?), puisqu’au Sénégal, le Conseil est inséré dans la dynamique du pouvoir judiciaire. Il suffira pour cela de désacraliser son statut en matière électorale d’autant qu’il n’est que le juge de droit commun des élections.
Par Rodrigue Ngando Sandjè
Docteur de l’Université de Dijon
Membre associé du CREDESPO
Enseignant-Chercheur
Université de Ngaoundéré (Cameroun)
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