Quelles réformes en vue de garantir l’indépendance de la justice au Sénégal ? Par Malick MBENGUE

Il y’a Belle lurette que la légitimité, la crédibilité et même l’autorité de la justice sénégalaise sont dénigrés, tel le geai, orné des plumes du paon des Fables de la Fontaine. Ainsi, faudrait-il les ressusciter pour tendre vers l’indépendance, surtout de la justice tant décriée à tort et à travers.*
D’ailleurs, le principe de l’indépendance de la justice, tel que garanti par la Loi n• 2001-03 du 22 janvier 2001 portant constitution du Sénégal , modifiée , demeure un élément essentiel de l’établissement d’un État de droit au Sénégal .
A ce propos, l’article 91 de la constitution de 2001 dispose que : «  le pouvoir judiciaire est gardien des droits et libertés définis par la constitution et la loi ». Et l’article 88 de la même constitution précise que «  le pouvoir judiciaire est indépendant du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif… ».
Dans cet ordre d’idées , il faut noter que, pour le cas du pouvoir judiciaire au Sénégal , son indépendance à l’égard des deux autres pouvoirs peut garantir notamment son impartialité dans l’application des normes de droit et d’assurer par conséquent aux citoyens le respect de leurs droits . Dans ce sens , les États ont une grande part de responsabilité. D’ailleurs, les États sont appelés à y jouer un rôle déterminant si on se réfère à la charte arabe des droits de l’homme entrée en vigueur le 15 mars 2008 et qui énonce que «  les États garantissent l’indépendance de la justice et la protection des juges contre toute ingérence , pression ou menace » .
Toutefois , force est de noter qu’à priori garant de l’impartialité, de l’indépendance de la justice, les institutions judiciaires, à l’exemple du Conseil Supérieur de la Magistrature ( CSM ) , peut parfois constituer un « frein » à cette indépendance de la justice dans la mesure où le CSM peut parfois être asservi à l’exécutif. C’est d’ailleurs tout le sens des propos de ceux qui demandent à ce que le Président de la République et le Ministre de la justice, garde des sceaux, ne fassent plus partis du conseil .
À notre avis, si on observe l’évolution de la justice au Sénégal pendant cette dernière décennie, ces critiques peuvent être fondées.
Dès lors, selon tout ce qui vient d’être cité, vers quelles réformes le Sénégal doit-il véritablement aller pour rendre à la justice son indépendance ? Car, d’après les rappels de Monsieur Birahim SECK du forum civil: «  toute réforme politique ou sociale sans une justice crédible et indépendante ne sera que vaine tentative » , ce qui est indéniable, nous jugeons.
Ainsi , notre réflexion dans le cadre de ce thématique va tourner autour de deux points essentiels à savoir le fait de prévoir dans la constitution sénégalaise, une instance indépendante des pouvoirs exécutif et législatif (I) et exclusive au pouvoir judiciaire. Mais également, il faut penser à aller vers un renforcement significatif du pouvoir judiciaire (II).

I- Prévoir dans la constitution une instance indépendante des pouvoirs exécutif et législatif

Sur le plan institutionnel, il y’a moult efforts à faire . Pour un début de solutions , comme certains l’ont avancés, il faut d’abord , dans la charte fondamentale, mettre en place une instance digne de ce nom pour gérer tout ce qui se rapporte à la justice notamment à son fonctionnement, à ses missions, aux modes de recrutements et d’avancements, entre autres . Si on prend l’exemple de la compétence liée du Président de la République en matière de nominations des hauts magistrats, une institution comme le CSM ou quelle que soit son appellation, doit pouvoir jouer un rôle de bouclier déterminant contre les nominations arbitraires par exemple même si le PR dispose d’un pouvoir discrétionnaire dans ce sens .
Cependant , il faut reconnaître que, malheureusement dans les États francophones d’Afrique , on a fait du PR un «  homme fort » voire un omniprésent du point de vue institutionnel. Ce qui explique parfois l’emprise du pouvoir exécutif sur le pouvoir judiciaire au détriment de ce dernier . Malgré cela, comme nous l’avons dit , le pouvoir judiciaire doit avoir une instance reconnue dans la constitution pour jouer pleinement son rôle de gardien .
D’ailleurs, à ce propos et en tout cas pour les CSM , le professeur Babacar KANTE et H. Kwasi Prempeh , dans les juridictions constitutionnelles en Afrique de l’Ouest , Analyse comparée, nous ont rappelé leurs importances en ces termes :  «  les Conseils Supérieurs de la Magistrature (CSM) sont supposés jouer un rôle dans la réglementation du fonctionnement du système judiciaire. Leur création et les modalités de leur fonctionnement indiquent souvent le degré d’autonomie ou d’indépendance du pouvoir judiciaire du pays » .
La mise en place de cette instance comme nous l’avons suggéré plus en haut et dont importe peu la dénomination serait un début de solutions à cet effet .
En dehors des solutions sur le plan institutionnel préconisées , il faut aller vers des solutions extra-institutionnelles . Par exemple, on peut opter pour un système américain de l’élection populaire des magistrats et à instituer leur responsabilité en leur ouvrant le droit de publier une opinion dissidente par exemple comme cela fait aux États Unis . Il faut oser le dire , le système français a causé beaucoup de problèmes et sans véritables solutions aux pays francophones d’Afrique .
La mise en place de cette instance souhaitée dans la constitution et en faveur de la justice doit garantir par la même occasion une justice forte , indépendante et impartiale animée par des magistrats indépendants mais également à l’abri de tout besoin . En outre , des garanties institutionnelles permettront d’avoir une architecture fiable et capable de résister aux tentations pour aller vers une garantie d’indépendance de la justice. A défaut d’une telle structure, l’idée même d’une indépendance de la justice est tributaire de l’honnêteté des hommes et des femmes dans ce corps de métier et de leur sens des valeurs . Toutefois , l’indépendance comme on le rappelle souvent n’est pas une faveur hélas faite au juge mais plutôt une garantie d’une bonne justice. Dès lors , pour mieux renforcer cette indépendance, il faut aller véritablement vers un renforcement significatif du pouvoir judiciaire.

II- Aller vers un renforcement significatif du pouvoir judiciaire

« De toutes les problématiques liées à la justice, l’indépendance reste , incontestablement, celle qui retient le plus l’attention . Objet de controverses sur fond d’intérêts voire de pression , l’indépendance de la justice ne laisse indifférente aucune catégorie de citoyens » dixit le juge Souleymane Teliko dans les cahiers de la justice 2019 /3 (N• 3 ).
Ceci dit , le pouvoir judiciaire, pour redorer son blason , ne doit céder à aucune forme de pression ou à aucune forme de pouvoir de quelle que manière qu’il soit et doit demeurer neutre en rendant la justice au nom du peuple Sénégalais .
Par exemple , compte tenu du rôle et de la mission qui sont joués par le CSM , c’est-à-dire de veiller au respect de l’indépendance de la justice et des règles de fonctionnement du pouvoir judiciaire, le CSM ne doit pas comme on l’a rappelé être piloté par l’exécutif comme c’est le cas actuel. Dans ce sens , d’ailleurs, l’actuel parti au pouvoir PASTEF, les patriotes, avaient fait mention de cela dans son programme, pour dire que l’exécutif doit se retirer du CSM pour plus de transparence et d’indépendance dans la justice. Alors , nous avons l’intime conviction que cela se concrétisera avec ce nouveau régime . En tout cas , c’est tout le mal que l’on souhaite .
Le département de la justice doit avoir une garantie financière de son fonctionnement. A cet effet , dans le cadre de la détermination du budget du pouvoir judiciaire, une institution comme le CSM comme l’a rappelé le juge Teliko, doit à notre avis, pouvoir véritablement déterminer le budget nécessaire et annuel alloué à la justice pour son bon fonctionnement. Pour l’année 2024 par exemple, le budget du Ministère de la justice est presque à 93 milliards de F CFA et même s’il y’a une hausse de 20,3% est ce que ce budget est suffisant pour faire fonctionner le département de la justice ? . Dans cette lancée, nous restons pessimistes à ce propos .
A L’exemple du CSM , il faut impérativement aller vers une élection des juges siégeant au niveau du Conseil pour garantir le recours contre l’arbitraire ou le corporatisme.
Au niveau du parquet, comme nous l’avons souligné lors de notre interview sur iradio en mois de Mars , il faut aller vers une coupure définitive du « cordon ombilical » liant le parquet au garde des sceaux pour mieux garantir l’indépendance des procureurs comme cela fait aux États Unis . S’il le faut même aller vers des élections des magistrats et entre eux pour occuper certaines postes de responsabilité dans la justice. Qui dit élection parle de légitimité . Ainsi , la responsabilité d’assurer exclusivement et pleinement l’indépendance des magistrats doit reposer sur la mise en place d’une grande instance souhaitée dans la charte fondamentale et pour éviter toute subordination organique des juges à l’exécutif conjuguée éventuellement à son aliénation fonctionnelle.
Toujours dans le cadre de cette indépendance du parquet , les instructions du Ministre de tutelle à savoir le garde des sceaux doivent être bannies sous quelques formes ou prétextes, que ce soit même si au titre des instructions données malheureusement au parquet , par le Ministre de la justice , du point de vue de l’article 28 du Code de procédure pénale ne laisse aucune possibilité d’interprétation au procureur .
En somme, disons que le recours abusif et déguisé au terme «  pour nécessité de service » en tant que levier de contournement du «  principe de l’inamovibilité » des magistrats doit être banni. En plus , les consultations à domicile doivent être limitées même si cela est qualifié de mesures dictées par l’urgence et doivent être précisées ou lister véritablement quelles sont les mesures pouvant être dictées par l’urgence d’aller vers ces consultations à domicile. En outre , le recours à l’intérim doit être encadré également. Telles sont les réformes en profondeur sur lesquelles , à notre avis , la justice sénégalaise doit s’y pencher pour aller pleinement vers une indépendance de la justice sénégalaise.

Par Malick MBENGUE

enseignant-vacataire en droit public à l’université Gaston Berger de Saint-Louis
E-mail : elmalickmbengue51@gmail.Com

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