I/ Éléments de contexte
La règle de la prohibition du mandat impératif est mobilisée au Cameroun sous le prisme d’un mécanisme d’octroie des élus aux Partis politiques : c’est l’actualité constitutionnelle de cet État ! À y voir près, il s’agit d’une instrumentalisation en filigrane de la législation constitutionnelle qui ne sert pas la cause du droit au regard de la mobilité du concept de représentation dans la théorie de l’État.
L’orientation du débat – semble-t-il – vise à exciter la sympathie autour de M. Maurice Kamto, président du MRC, parti politique d’opposition, ayant boycotté le double scrutin législatif-municipal du 9 février 2020 et ne pouvant dès lors investir un candidat à la prochaine élection présidentielle sans satisfaire l’exigence de recensement de 300 signatures légalisées des personnalités originaires de toutes les Régions du Cameroun, à raison de 30 par Région (art. 121-2 du Code électoral).
Malgré la qualité des formules qui animent le débat, aucun Camerounais n’irait jusqu’à assimiler l’interdiction du mandat impératif et l’octroi des élus à un Parti politique. Cela serait politiquement malveillant et juridiquement indéfendable. « (C)omment admettre tant juridiquement que politiquement », se demandait à juste titre le doyen Maurice Kamto, qu’un Parti politique puisse bénéficier d’un siège que les électeurs ont entendu donner à un autre Parti[1] ? À la vérité, seul un processus électoral sanctionné par une décision – le plus souvent irrévocable, cas des décisions rendues par le Conseil constitutionnel – constitue, en démocratie, le mécanisme probant de légitimation. Il y a bien sûr l’hypothèse des nominations à des fonctions délibératives, mais la légitimité démocratique se conjugue mieux par l’investiture populaire. Si l’adhésion d’un élu à un Parti qui ne l’a pas investi ne le prive pas de l’exercice de son pouvoir, au nom de la règle de la nullité du mandat impératif, cela n’induit pas le transfert du siège au Parti qui l’accueille. Dans cet ordre d’idées, le député suppléant, élu pour le même Parti que le député titulaire, est seul habilité à lui succéder. Il ne viendrait à l’esprit de personne qu’en cas d’indisponibilité, le siège d’un député soit pourvue par un membre du Parti qui l’a accueilli après son élection.
Le débat recèle en lui-même une contradiction profonde et une impasse juridique. L’on soutient, qu’au nom de la règle de la nullité du mandat impératif, un député n’appartient pas à un Parti politique. Truisme ! Si cela est vrai pour le Parti qu’on a quitté, cela devrait tout aussi être vrai pour le Parti qui accueille le démissionnaire. Un Parti ne saurait dès lors s’approprier des élus au nom de la nullité du mandat impératif. Le fait est que les arguments avancés ne permettent pas de distinguer le mandat-statut, dû à l’élection, laquelle est considérée en vertu de l’article 3 de la Constitution comme « la chose » des Partis, du mandat-fonction qui se résume à l’idée de représentation de la nation dans son ensemble. Une telle clarification permettrait pourtant de comprendre la formule de « partis représentés au Parlement… » (art. 121 du Code électoral) dans le sens de Partis ayant investi des candidats d’après la configuration des Chambres consacrée par la décision du Conseil constitutionnel. C’est là une interprétation tributaire du principe ut res magis valeat quam pereat.
La transhumance politique n’a en effet aucune conséquence sur la décision du Conseil constitutionnel qui, on l’a dit, est la seule autorité à consacrer la configuration du Parlement d’après les données électorales. Cette évidence atteste de ce que le débat sirupeux qui a cours au Cameroun n’a aucune vertu pour la science constitutionnelle. La règle de la nullité du mandat impératif mérite pourtant, au regard de la mobilité de la notion de représentation, un nouveau capital. Le présent billet ambitionne d’en relever les termes.
Au sens de l’article 15-3 de la Constitution camerounaise : « Tout mandat impératif est nul ». La formule n’a d’égale que celle du Serment prononcé le 20 juin 1979 dans la salle du Jeu de Paume en France : « la nation assemblée n’a d’ordre à recevoir de personne ». Le propos marque l’abolition des ordres et l’idée de mandat au sens civiliste du terme, au nom de la souveraineté proclamée nationale et donc indivisible. On en dégage trois propriétés : le député, qui représente la nation entière, exerce un mandat (fonction) général, en toute indépendance, de sorte que son statut est irrévocable. On note une différence entre le mandat conçu, comme habilitation, sens civiliste du terme, liant le mandant au mandataire en termes d’obligations-responsabilité et le mandat, dont il est ici question, par lequel est formulée une règle de portée générale et impersonnelle. On dit ainsi que le député exprime la volonté générale, ce qui amena Sieyès à s’opposer au plan d’assemblées provinciales proposé par Charles-Alexandre de Calonne pendant les travaux de la constituante. L’article 15-2 de la Constitution camerounaise résume parfaitement la position de l’Abbé Sieyès : « Chaque député représente l’ensemble de la Nation ». En cela, l’article 20-1 du même texte aiguise la curiosité : « Le Sénat représente les collectivités territoriales décentralisées ». Entre le 15-2 et le 20-1, la représentation traduit deux réalités distinctes au point où, il est juste de penser que la prohibition par le 15-3 du mandat impératif n’est en fin de compte pas absolue. Cette conclusion traduit la mobilité de la notion de représentation qui est passée du caractère éthéré à l’isomorphie, indiquant que le mandat n’exprime désormais qu’une « volonté en général ».
II/De la représentation éthérée à la représentation miroir…
En droit public, la notion de mandat est identique à celle de la représentation. Il s’agit d’une fonction à partir de laquelle sera formulée, en standards juridiques, la volonté nationale. Le représentant parle au nom de la nation et l’idée de mandat s’arrête au seuil de l’exercice de la fonction législative. Le Conseil constitutionnel français en a élargi le spectre aux délibérations des Conseillers régionaux (D. 98-397 DC). Dans son principe, il faut entendre par représentant l’ensemble des organes qui concourent à la formation de la volonté générale. Le représentant est l’organe habilité à « vouloir pour la nation », suivant l’expression dont s’est servi Pierre Brunet[2]. Le concept de représentation, comme la notion de mandat, renvoie à une fiction tirée de l’indivisibilité de la souveraineté et de la nation elle-même. Le représentant n’a donc ni sexe, ni âge, ni programme, ni culture. Il parle au nom de la nation dans son ensemble et non d’une caste, d’un groupe, d’une tribu, d’une race. Il n’est désigné ni pour le compte d’une association, ni pour une famille, ni pour un genre et encore moins pour une collectivité, comme ce fut le cas sous l’ancien Régime français. C’est le caractère éthéré de la représentation. Le juge constitutionnel français en conclura que l’article 24 de la Constitution de cet État « n’exige pas que chaque catégorie de collectivités dispose d’une représentation propre » (D. 91-290 DC, cons. 28).
En soi, les termes de l’article 24 remettent en cause la fiction du mandat et de la représentation telle que précédemment exposée. Il y est dit : les Sénateurs représentent les collectivités territoriales et les Français établis à l’étranger. On assiste à une catégorisation au sein de la nation. On peut dès lors parler d’une délibération à géométrie variable. Le député délibère pour la nation entière et le sénateur au nom de la collectivité à laquelle il est rattaché et pour les Français établis hors des frontières nationales. On est bien loin d’un mandat général et impersonnel. Le Conseil constitutionnel indique d’ailleurs qu’exiger un programme économique à un candidat ne viole pas la règle de la nullité du mandat impératif (D. 98-397 DC, cons. 9). On voit bien que la proscription du mandat impératif ne résiste pas à une nouvelle grille de lecture. Au Parlement comme ailleurs, les élus sont désignés sur la base d’un Programme, d’un Parti ou groupe de Partis politiques : gauche, droite, démocrate, libéral, travailliste, féministe, raciste sont désignés comme tels. La loi elle-même exprime la volonté de la majorité ou des majorités qui se forment à partir des idéaux dominants.
Ainsi dit, au-delà du visage des Partis, les Assemblées sont désormais formées d’agrégats sociaux : le genre, les communautés ou collectivités nationales exigées dans la constitution des listes aux élections plurinominales au Cameroun en constituent des exemples. On passe de la figure innommée, éthérée de la représentation à la représentation miroir ou en isomorphie. Le concept de représentation établi pour la nation dans son ensemble sans attache ni responsabilité se rapproche de près à une relation interpersonnelle. On délibère pour l’écologie, pour les animaux, pour l’hydrographie, pour la géographie, pour le genre, pour le nombre, etc. Au bénéfice de ce qui précède, le représentant est désormais investi d’une mission, il est porteur d’un mandat impératif dont la nullité ne saurait être évoqué en tant que telle, comme l’a souligné avec réalisme le juge constitutionnel français. Il est de la sorte permis de douter qu’à partir du mandat, l’on exprime encore la volonté générale.
III/… le mandat n’exprime désormais qu’une « volonté en général »
« Que reste-t-il de la volonté générale ? » : « Qui fait la loi ? », se demandent l’un à la suite de l’autre Pierre Brunet[3] et Pierre Avril[4] en 1994. Ajoutées aux dictats du juge constitutionnel français dans sa décision de 1998 (98-397 DC), ces interrogations marquent les nouvelles lignes des fictions en droit constitutionnel. En cela, les dispositions de l’article 6 de la DDHC (La loi est l’expression de la volonté générale) traduisent une logique surannée. La loi y était conçue comme l’expression de la volonté souveraine formée par les représentants souverains de la Nation. C’est l’époque de la déification du Parlement d’après l’éloquente formule de William Blackstone : What the Parliament doth, no authority upon earth can undo. Le régime constitutionnel qui se développe depuis la fin du 18e Siècle en arrêtera la dynamique. Dès 1803, la Cour suprême américaine indique : « La volonté originaire et suprême organise le gouvernement, et assigne aux différents pouvoirs leurs compétences respectives » et mieux encore : « ceux qui élaborent les constitutions (…) les conçoivent comme devant former le droit fondamental et suprême de la nation (…) le principe d’un tel gouvernement est qu’un acte législatif contraire à la constitution est nul » (Marbury v. Madison). De manière plus incisive, le Conseil constitutionnel français impose qu’une loi n’exprime la volonté générale que pour autant qu’elle est conforme à la constitution (D. 85-196 DC).
Ces décisions déplacent le curseur et il est aisé de constater que la volonté générale ne se déduit plus du seul acte des députés. On dira que les organes classiques de la loi sont mis en concurrence voire dépouillés. C’est le gardien de la constitution qui détermine désormais le sens de la volonté générale. Cette conclusion soulève une préoccupation : une autorité non-élue au suffrage universel peut être considérée comme exprimant la volonté générale et donc comme représentant de la nation. Les termes du débat sont connus et un consensus a été réalisé à partir de l’idée que c’est de la fonction de législateur que s’induit la qualité de représentant de la nation. L’intervention du juge constitutionnel rentre dans cette analyse. Cela dit, son action interroge le caractère général et impersonnel de la loi. L’exigence de normativité (2005-512 DC) ou encore d’intelligibilité (99-421 DC) imposée à la production législative par le juge constitutionnelle français ne compte que pour peu dans ce propos. Au fond, le comportement du gardien du nouveau commandement de la volonté générale oblige celle-ci au respect d’un impératif autre. La loi exprime soit la volonté du juge constitutionnel, exprimant sa totale liberté, soit la volonté des pères fondateurs. Dans les deux cas, la volonté générale ne saurait être considérée comme nationale. Le fondement législatif de la souveraineté nationale est lui aussi remis en cause puisque, disait Michel Troper, « la constitution est fondée sur le principe de la souveraineté populaire », principe au dos duquel le mandat a été proclamé général et tout mandat impératif nul.
Sous un autre angle, la loi en elle-même exprime la volonté des forces socio-politiques dominantes, comme l’avaient bien formulé les marxistes. Cela est vrai au regard de la configuration du Parlement en majorité vs. minorité. La volonté générale renvoie ici à la dictature de la majorité politique. Mieux encore, les lobbies et autres grands groupes financiers, économiques, écologiques sexistes influent considérablement dans l’élaboration de la loi autant dans les démocraties libérales que dans les autres contextes. De la sorte, la loi a un visage à la fois apparent et réel. Elle s’identifie, en apparence, à la nation, mais traduit en réalité une idéologie, au détriment d’une autre : gauche-droit, centre-extrême (gauche/droite) ; elle porte la marque des rapports de force, des groupes de pressions, etc. L’exemple le plus frappant est celui des lois de finances sous la conditionnalité des bailleurs de fonds en Afrique et ailleurs. On se souviendra, à titre d’approximation, de l’intervention des experts et techniciens du Fonds monétaire international I et de la Banque mondiale dans l’élaboration de la loi de finances 2004 au Cameroun, ce qui traduit une remise en cause des vertus de la souveraineté nationale, voire de la souveraineté du Cameroun tout simplement. On peut ajouter à ce chapitre, les influences du droit international et de la construction communautaire qui soumettent la loi nationale aux dictats des autorités non-étatiques. On voit très bien que l’idée de mandat s’est accommodée à de nouveaux impératifs et paradigmes. Le statut spécial dont bénéficient certaines régions, l’expérimentation et la délégation législatives viennent en appui de ce propos.
Dans cette veine, l’article 20-1 de la Constitution camerounaise offre une perspective d’étude autre sur la question de la nullité du mandat impératif. Le constituant camerounais semble par cette disposition avoir exhumé l’idée d’assemblée provinciale avancée par Charles-Alexandre de Calonne et contre laquelle s’est insurgé Joseph-Emmanuel Sièyes au nom de ce qui deviendra une règle : tout mandat impératif est nul. L’article 20-1 suffit ainsi, à lui seul, pour justifier une conclusion autre : tout mandat impératif n’est pas nul.
Par :
Rodrigue Ngando Sandjè
Docteur de l’U-Dijon
Membre Associé du CREDESPO
Membre de l’Association française de droit constitutionnel
Membre de l’Association québécoise de droit constitutionnel
Chargé de cours, U-Ngaoundéré (Cameroun).
[1]Voir de l’auteur, en collaboration avec J. Mouangue Kobila, « Sur une question en débat : nullité du mandat impératif et déchéance des élus au Cameroun », Lex Lata, n° 32, 1996, p. 14
[2]Précisément, Vouloir pour la nation : le concept de représentation dans la théorie de l’État, PUR/Bruylant/LGDJ, 2004.
[3] précisément « Que reste-t-il de la volonté générale ? Sur les nouvelles fictions du droit constitutionnel français », Pouvoirs, n° 114, 2005, p. 14.
[4] Dans Pouvoirs, n° 114, 2005, p. 92.
0 commentaires