Essai sur l’artisanerie jurisprudentielle : réflexion sur l’Arrêt n°0020-1998 du Conseil d’État sénégalais et le recours pour excès de pouvoir ? Par Modou Mbacké

L’arrêt n°0020 du 20 août 1998, rendu par le Conseil d’État du Sénégal, incarne une décision jurisprudentielle d’une importance capitale, tant par les enjeux qu’elle soulève que par la rigueur de son analyse juridique. Cet arrêt, s’inscrivant dans un contexte historique riche et complexe, marque une étape significative dans l’évolution du droit administratif sénégalais. Depuis l’indépendance du Sénégal en 1960, le droit administratif du pays a subi une série de transformations visant à renforcer le contrôle juridictionnel des actes administratifs, à garantir la protection des droits des justiciables et à harmoniser les pratiques juridiques avec les standards internationaux.

Dans le paysage juridique sénégalais, cet arrêt se distingue non seulement par sa complexité intrinsèque mais aussi par sa capacité à susciter une réflexion approfondie sur les mécanismes de contrôle juridictionnel des décisions administratives et les critères d’accès aux professions réglementées. La demande formulée par la Société RACINE S.A., visant à obtenir un sursis à l’exécution d’une décision de l’Ordre National des Experts et Évaluateurs Agréés du Sénégal, s’inscrit dans un contexte juridique délicat et multidimensionnel. En refusant l’inscription de cette société au tableau de l’ordre professionnel, le Conseil de l’Ordre a non seulement appliqué des dispositions réglementaires strictes, mais a également mis en exergue des questions fondamentales relatives à l’interprétation et à l’application des normes juridiques.

Ce litige met en lumière plusieurs problématiques d’une complexité notable, notamment en ce qui concerne le droit administratif sénégalais, l’interprétation des textes réglementaires, et la protection juridictionnelle des droits des justiciables. La rigueur procédurale et la légalité stricte, caractéristiques du droit administratif, se trouvent ici confrontées aux impératifs d’équité et de protection des droits des individus contre les décisions administratives potentiellement arbitraires. Cette dialectique entre légalité et équité a été une constante dans l’évolution de la jurisprudence sénégalaise, influencée par le droit français, mais aussi par les réalités locales et les aspirations de justice sociale propres au contexte postcolonial du Sénégal.

La jurisprudence sénégalaise, bien qu’ancrée dans une tradition de droit civil, ne peut être pleinement comprise sans une comparaison avec d’autres systèmes juridiques, en particulier ceux du droit administratif français et d’autres législations pertinentes. Le droit administratif français, par exemple, avec son mécanisme de référé-suspension codifié à l’article L.521-1 du Code de justice administrative, offre un point de comparaison éclairant. Ce mécanisme permet de suspendre l’exécution d’une décision administrative lorsqu’un doute sérieux quant à sa légalité est soulevé et qu’un préjudice grave et immédiat est démontré. Cette pratique a inspiré de nombreuses juridictions francophones dans l’établissement de leur propre système de contrôle juridictionnel.

Par ailleurs, une analyse comparative avec d’autres juridictions, telles que le Conseil d’État belge ou le Bundesverwaltungsgericht en Allemagne, peut fournir des perspectives enrichissantes. En Belgique, le Conseil d’État dispose également du pouvoir de prononcer des mesures provisoires pour suspendre les décisions administratives contestées, illustrant ainsi une convergence des pratiques juridictionnelles en matière de protection des justiciables. De même, en Allemagne, la jurisprudence du Bundesverwaltungsgericht intègre des principes de proportionnalité et de rationalité pour garantir une justice administrative équilibrée.

L’importance de cet arrêt réside également dans sa capacité à inviter à une réflexion sur les mécanismes de contrôle juridictionnel et sur l’évolution nécessaire des critères d’accès aux professions réglementées. Les exigences de légalité, bien que fondamentales, doivent être constamment équilibrées par une prise en compte des réalités économiques et sociales contemporaines. Cette dualité entre rigueur normative et adaptation contextuelle est au cœur des débats doctrinaux et jurisprudentiels, tant au Sénégal qu’à l’international. Il est également important de noter que cette décision s’inscrit dans une série de réformes administratives visant à moderniser l’appareil juridique sénégalais, à la lumière des expériences internationales et des besoins locaux.

Enfin, il convient de noter que l’arrêt n°0020-1998 du Conseil d’État s’inscrit dans une série de décisions qui, par leur portée et leur impact, contribuent à l’évolution du droit administratif sénégalais. Cette décision spécifique, par sa profondeur et sa complexité, offre une opportunité unique d’explorer les dynamiques juridiques à l’œuvre et de comprendre comment les principes de droit administratif sont appliqués dans des contextes variés. L’héritage juridique de cet arrêt est donc double : il renforce le cadre normatif existant tout en posant les jalons pour une jurisprudence future plus adaptative et équitable.

En somme, l’arrêt n°0020-1998 du Conseil d’État du Sénégal ne se contente pas de trancher un litige spécifique. Il ouvre également la voie à une réflexion enrichissante sur les fondements du droit administratif, sur la protection des droits des justiciables, et sur l’évolution nécessaire des mécanismes de contrôle juridictionnel dans un monde en constante mutation. C’est cette profondeur d’analyse et cette capacité à susciter une réflexion juridique substantielle qui confèrent à cet arrêt une importance particulière dans le paysage juridique sénégalais et au-delà.

Rigueur ou souplesse : la recevabilité de la requête en question ?

En premier lieu, le Conseil d’État a examiné la recevabilité de la requête sur le plan formel. L’arrêt mentionne que la requête a été déclarée recevable, ce qui démontre une application rigoureuse des règles de procédure. Cette recevabilité est un point crucial, car elle conditionne l’examen au fond des moyens soulevés par la requérante. La déclaration de recevabilité reflète un respect scrupuleux des exigences formelles imposées par le droit administratif sénégalais, sans toutefois alourdir de manière disproportionnée le processus procédural. La recevabilité d’une requête en droit administratif est une étape procédurale essentielle qui permet de filtrer les demandes avant leur examen au fond. En déclarant la requête de la Société RACINE S.A. recevable, le Conseil d’État a démontré son attachement aux principes fondamentaux de la procédure administrative, garantissant ainsi que les litiges présentés sont examinés avec le sérieux et la rigueur nécessaires. Toutefois, une analyse critique de cette approche révèle plusieurs faiblesses et possibilités d’amélioration, tant au niveau national qu’international.

Le Conseil d’État du Sénégal, en adhérant strictement aux critères formels de recevabilité, semble parfois négliger les aspects plus substantiels de la justice administrative. En effet, cette rigueur procédurale peut se traduire par une exclusion de certains justiciables qui, en raison de contraintes socio-économiques, ne parviennent pas à satisfaire toutes les exigences formelles imposées. Cette approche, bien que respectueuse des principes de légalité et de sécurité juridique, risque de se montrer insensible aux réalités contextuelles des requérants. À titre de comparaison, plusieurs juridictions africaines adoptent des approches similaires, mais certaines montrent une flexibilité plus grande en tenant compte des conditions spécifiques des justiciables. Par exemple, le Conseil d’État de la Côte d’Ivoire applique une rigueur procédurale similaire, veillant à ce que seules les requêtes remplissant les critères de recevabilité soient examinées au fond. Cependant, cette exigence de rigueur peut parfois mener à des situations injustes, lorsque les justiciables ne disposent pas des ressources nécessaires pour se conformer aux exigences procédurales strictes. Ainsi, une flexibilisation des critères de recevabilité pourrait être envisagée, inspirée par les pratiques de certaines juridictions qui prennent en compte les contextes spécifiques des requérants.

 En comparant avec le droit français, dont s’inspire largement le droit sénégalais, on observe que le Conseil d’État français pose des critères stricts de recevabilité des recours. L’article R. 411-1 du Code de justice administrative stipule que toute requête doit être signée par le requérant et contenir les conclusions ainsi que les moyens invoqués. De plus, les délais de recours sont strictement encadrés, généralement fixés à deux mois à compter de la notification de la décision attaquée. Cette rigueur procédurale permet de filtrer les recours abusifs et de garantir une gestion efficace des affaires contentieuses. Cependant, la jurisprudence française a évolué pour intégrer des principes d’équité et de proportionnalité, notamment à travers la théorie de l’erreur manifeste d’appréciation. Cette théorie permet au juge administratif de prendre en compte les circonstances particulières de chaque affaire, offrant ainsi une certaine flexibilité dans l’application des critères de recevabilité. Par exemple, dans l’arrêt Dame Lamotte (CE, 17 février 1950, Rec. p. 110), le Conseil d’État a reconnu que toute décision administrative est susceptible de recours pour excès de pouvoir, élargissant ainsi les possibilités de contestation. Une telle approche pourrait être bénéfique au système sénégalais, en permettant une meilleure adaptation aux réalités locales. Un autre exemple français pertinent est l’affaire Mme Perreux (CE, 30 octobre 2009, n°298348), où le Conseil d’État a renforcé le contrôle de la légalité des actes administratifs en affirmant la possibilité de se prévaloir des directives européennes non transposées. Cet arrêt a démontré une flexibilité accrue dans l’appréciation des recours, tenant compte des droits fondamentaux et des principes de bonne administration.

En Allemagne, le Bundesverwaltungsgericht applique également des critères stricts de recevabilité. Les recours doivent démontrer un intérêt légitime et direct, et respecter des délais de dépôt spécifiques. La jurisprudence allemande met l’accent sur la protection des droits fondamentaux, veillant à ce que les requêtes non sérieuses ou dilatoires soient écartées dès le stade de la recevabilité. Toutefois, le système allemand intègre également des mécanismes de médiation et de conciliation qui permettent de résoudre certains litiges en amont, avant même l’examen de la recevabilité par le tribunal. Ces mécanismes offrent une voie alternative et souvent plus rapide pour régler des différends administratifs, favorisant ainsi l’efficacité et l’accessibilité du système judiciaire.

La critique principale de l’approche adoptée par le Conseil d’État du Sénégal réside dans son adhésion rigide aux critères formels de recevabilité, sans nécessairement tenir compte des circonstances particulières des requérants. Cette rigueur, bien que nécessaire pour maintenir l’ordre procédural, peut parfois aboutir à des décisions perçues comme injustes par les justiciables, notamment ceux confrontés à des obstacles socio-économiques significatifs. Il est impératif que le Conseil d’État sénégalais reconnaisse que la justice administrative ne se réduit pas à une simple application mécanique des règles de procédure, mais qu’elle doit également intégrer des considérations d’équité et de justice matérielle.

Pour améliorer le système, il serait pertinent d’envisager une certaine flexibilité dans l’examen de la recevabilité, inspirée par les pratiques observées en France et en Allemagne. Intégrer des principes de proportionnalité et d’équité, tout en maintenant un cadre procédural strict, pourrait permettre un meilleur équilibre entre rigueur juridique et justice sociale. De plus, l’introduction de mécanismes alternatifs de résolution des litiges, tels que la médiation et la conciliation, pourrait contribuer à une justice administrative plus accessible et efficiente.

Une jalousie interprétative des conditions d’accès à la profession d’Expert ?

En outre, le Conseil d’État sénégalais d’antan, pour motiver sa décision, s’est référé aux articles 25, 26 et 73 de l’Ordonnance n°83-06 du 28 janvier 1983, qui encadrent les conditions d’accès à la profession d’expert. Cependant, l’argumentation développée repose sur une appréciation strictement littérale des dispositions légales. Il est pertinent de s’interroger sur la flexibilité interprétative de ces articles et sur l’adéquation de l’évaluation de l’erreur manifeste d’appréciation par rapport aux circonstances factuelles spécifiques de l’affaire.

Le Conseil d’État aurait dû adopter une approche plus nuancée et scientifiquement rigoureuse dans son interprétation des dispositions légales, en tenant compte des principes de proportionnalité et d’équité. L’interprétation littérale des articles 25, 26 et 73, bien que juridiquement valide, manque de la souplesse nécessaire pour appréhender les particularités de chaque cas individuel. Par exemple, en droit administratif français, la théorie de l’erreur manifeste d’appréciation, développée par la jurisprudence, permet aux juges de « tempérer » l’application stricte des règles légales en tenant compte des circonstances spécifiques de chaque affaire (arrêt Danthony, CE, 23 décembre 2011). L’appréciation de l’erreur manifeste d’appréciation aurait pu permettre au Conseil d’État de reconnaître les spécificités contextuelles de la Société RACINE S.A. et de considérer des éléments factuels supplémentaires susceptibles d’influencer la décision. Le refus d’inscription pourrait ainsi être perçu comme une application excessive et déraisonnable des critères d’accès à la profession, surtout si l’on considère les exigences parfois contraignantes et les réalités socio-économiques auxquelles les requérants peuvent être confrontés. Un exemple pertinent serait l’arrêt Société Arcelor Atlantique et Lorraine (CE, Ass., 8 février 2007, n°287110), où le Conseil d’État français a démontré une capacité à interpréter les textes de manière à équilibrer les exigences réglementaires avec les circonstances particulières de l’affaire, en examinant non seulement la légalité des actes administratifs, mais aussi leur proportionnalité et leur impact sur les droits des justiciables. Le Conseil d’État sénégalais aurait pu, de manière similaire, adopter une interprétation plus dynamique et contextuelle des articles en question, afin de mieux aligner sa décision avec les principes de justice matérielle.

Il est également instructif de considérer la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) en matière de proportionnalité, telle qu’exemplifiée dans l’affaire Schräder HS Kraftfutter GmbH & Co. KG (CJCE, 7 juillet 1981, n°44/79), où la Cour a insisté sur la nécessité pour les mesures nationales de ne pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre les objectifs légitimes poursuivis. Cette perspective aurait pu guider le Conseil d’État sénégalais à adopter une approche moins rigide et plus proportionnée dans l’évaluation des conditions d’accès à la profession d’expert.

Par ailleurs, il aurait été judicieux pour le Conseil d’État de s’inspirer de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH), notamment en ce qui concerne la protection des droits économiques et sociaux des individus. Dans l’affaire Société Colas Est et autres c. France (CEDH, 16 avril 2002, n°37971/97), la Cour a souligné l’importance de la proportionnalité et de la nécessité d’éviter les décisions administratives arbitraires qui peuvent affecter de manière disproportionnée les droits des entreprises. Une telle approche pourrait renforcer l’exigence d’une évaluation équilibrée et contextuelle des décisions administratives.

À titre conclusif, le Conseil d’État sénégalais aurait dû, dans son interprétation des articles 25, 26 et 73 de l’Ordonnance n°83-06 du 28 janvier 1983, adopter une perspective plus souple et scientifiquement rigoureuse, tenant compte des principes de proportionnalité et d’équité, et s’inspirant des jurisprudences pertinentes. Une telle démarche aurait permis de mieux adapter la décision aux circonstances factuelles spécifiques de l’affaire, tout en garantissant une application plus juste et équilibrée des dispositions légales.

Par Modou Mbacké

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