La constitutionnalisation du principe de l’intelligibilité de la loi : à propos de la décision du conseil constitutionnel. Par Abdou Latif COULIBALY, Papa Assane TOURE, Aminata Diouf

« Les lois ne doivent point être subtiles : elles sont faites pour des gens de médiocre entendement », MONTESQUIEU, De l’esprit des lois, LXXIX, chap. XVI.

La décision n° 02/C/21 rendue par le Conseil constitutionnel le 20 juillet 2021, à propos du recours en inconstitutionnalité dirigé contre les projets de loi modifiant le Code pénal et le Code de Procédure pénale, aura fait couler beaucoup d’encre et de salive.

Mais au-delà des controverses juridico-politiques qu’elle a suscitées, cette décision a constitué une belle occasion pour les « Sages constitutionnels » de se prononcer, pour la première fois à notre connaissance, sur le sens et à la valeur constitutionnelle du principe de l’intelligibilité de la loi.

Le Conseil constitutionnel, dans la décision précitée, a énoncé qu’en matière pénale, « l’exigence d’accessibilité et d’intelligibilité de la loi qui, pour les règles pénales de fond, est inséparable du principe de la légalité criminelle dont elle constitue la dimension substantielle, impose au législateur l’adoption de lois suffisamment claires et prévisibles dans leurs conséquences afin que chaque citoyen sache exactement ce qui lui est interdit et ce qu’il encourt comme sanction en cas de violation de l’interdiction ». Il résulte de la motivation du Conseil constitutionnel que le principe de l’intelligibilité, en tant que composante de la sécurité juridique, se définit par rapport à la capacité du citoyen, qui en est le destinataire, à comprendre, sans difficulté, le sens et la portée de la loi. « Ce qui n’est pas clair n’est pas français », disait RIVAROL.

En réalité, l’intelligibilité des textes présente des enjeux de bonne gouvernance publique et de sécurité juridique. Un texte à la ponctuation défectueuse, comportant des expressions fautives ou des tournures littéraires imprécises risque de poser des problèmes d’application et de susciter ainsi des doutes légitimes sur l’effectivité des droits des citoyens qu’il prévoit.

La constitutionnalisation de l’intelligibilité de la loi, sous les traits d’un principe de valeur constitutionnelle, constitue l’un des plus importants apports de la décision du Conseil constitutionnel sus-rappelée. La haute juridiction constitutionnelle a énoncé que ce principe constitue « un des objectifs de valeur constitutionnelle qui participe à la sécurité juridique et s’apprécie au regard du bon entendement de la norme législative par les destinataires de celle-ci ».

Cette consécration juridique ne saurait étonner, puisque si l’intelligibilité du langage de la loi n’est pas un droit ou d’une liberté inscrit dans le marbre du texte constitutionnel, elle n’en constitue pas moins une condition de l’effectivité des droits et libertés garantis par la loi fondamentale de l’Etat et une des finalités assignées à l’œuvre législative.

En effet, l’effectivité des droits est largement tributaire de l’intelligibilité de l’énoncé législatif : pour que les droits proclamés par la loi soient effectifs, il faut que cette loi soit accessible, intellectuellement parlant, aux citoyens. Et justement, pour que la loi soit accessible aux citoyens, il faut qu’elle leur soit intelligible.

En outre, l’égalité des citoyens devant la loi, énoncée par l’article 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, à laquelle se réfère le Préambule de la Constitution, ne serait qu’une vue de l’esprit, si les citoyens ne disposaient pas d’une connaissance suffisante des normes qui leur sont applicables.

L’érection de l’intelligibilité de la loi en objectif de valeur constitutionnelle aura une grande portée juridique dans le contentieux de la constitutionnalité des lois, dès lors que cette règle constitue désormais une norme complémentaire de référence qui trouve une place de choix dans le bloc de constitutionnalité, c’est-à-dire dans les normes auxquelles le juge constitutionnel se réfère pour vérifier la conformité des lois à la Constitution.

Cela est lourd de conséquences juridiques. En effet, l’inintelligibilité d’un texte législatif pourra être invoquée, à titre principal, par le Président de la République ou par des parlementaires, à l’appui d’un recours en inconstitutionnalité.

Aussi, au cours d’un procès devant la Cour suprême ou une cour d’appel, tout plaideur pourra soulever l’exception d’inconstitutionnalité d’un texte législatif méconnaissant le principe d’intelligibilité de la loi, pour obtenir du juge sa neutralisation, c’est-à-dire qu’il soit écarté du procès, lorsque la question de constitutionnalité a un lien avec la solution du litige.

A ne pas en douter, la décision du Conseil constitutionnel constitue surtout une directive légistique adressée aux rédacteurs des textes législatifs (lois organiques, lois ordinaires, lois d’orientation, etc.), et particulier aux ministères, qui ont désormais l’obligation constitutionnelle de veiller particulièrement à l’intelligibilité et à la qualité rédactionnelles des textes que leurs services introduisent dans le circuit normatif. C’est tout le sens qu’il faut donner à la circulaire du 05 août 2021 relative à l’objectif de valeur de l’intelligibilité de la loi, prise sur instruction du Chef de l’Etat, que le Secrétariat général du Gouvernement vient de faire parvenir aux départements ministériels.
Les prescriptions de cette circulaire ne sont pas sans rappeler l’aphorisme de PASCAL : « Quand vous voulez dire il pleut, dites il pleut ! »

Abdou Latif COULIBALY
Papa Assane TOURE                                                                                                                                                                         
Aminata Diouf

0 commentaires

Soumettre un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Le compromis en finances publiques : une question de méthodes ou une méthode en questions ? Par Omar SADIAKHOU

Une lecture de la situation des finances publiques dans divers Etats laisse transparaitre une certaine idée de délabrement systémique. Un constat de crises multiformes et polymorphes. Assurément, il se dégage comme un parfum de consensus entre politiques pour...

Règlement intérieur de l’Assemblée nationale

(Loi n° 2002-20 du 15 mai 2002 portant Règlement intérieur de l’Assemblée nationale, modifiée) Loi n° 2008-68 du 31 octobre 2008 modifiant l’article 15, alinéa 1er de la loi n° 2002-20 du 15 mai 2002 modifiant et complétant le Règlement intérieur de l’Assemblée...

Le projet de loi de finances face à l’obstacle des délais constitutionnels. Par Pr Meïssa DIAKHATE

Les urnes ont fini d’arbitrer le jeu politique. Les électeurs ont renouvelé leurs choix de clarifier la majorité et de doter les nouvelles autorités de leviers nécessaires pour gouverner en harmonie avec les aspirations profondes de la population. La coïncidence des...

Me Aïssatou Tall SALL, vous ignorez visiblement les principes et règles élémentaires qui encadrent les lois d’amnistie en droit international des droits de l’homme. Par Dr. Papa Moussa Saliou GUEYE

Dans une de ses récentes sorties médiatiques, Me Aïssatou Tall SALL nouvellement (ré)élue député à l’Assemblée nationale du Sénégal sous la bannière de la « coalition Takku-Wallu », tente vainement et surtout de façon laconique, de défendre l’impossibilité d’abroger...

Forum Civil vous invite à une réunion Zoom programmée.

Thème: Pouvoirs du député dans les relations entre Gouvernement et Assemblée nationaleDate : 28 Novembre 2024Heure: 17h20 Temps universel UTC Participer Zoom Réunion

Lecture matricielle de la monnaie. Par Cheikh Oumar DIAGNE

DimensionPolitico-économiqueSocialeReligieuseRapportMarchandNon marchandMixteApprocheFonctionnelleConceptuelleHybrideNatureDetteCréditNeutre Cohérence d’une monnaie Expression/manifestation monétaire Cette présentation donne une présentation de la manifestation...

Le Conseil constitutionnel face à sa propre jurisprudence. A propos de la candidature de monsieur BARTHELEMY TOYE DIAZ. Par Dr. Mamadou Salif SANE

Par arrêté n°24785 du 07 octobre 2024, le ministère de l’Intérieur a publié les listes des partis politiques, coalitions de partis politiques et candidats indépendants aux élections législatives anticipées du 17 novembre 2024. Contrairement aux précédentes élections...

La responsabilité pénale d’un chef de l’Etat : la gouvernance du régime de Macky SALL en question. Par Mouhamet DIOUF

Les dispositions communautaires obligent tous les nouveaux régimes à un devoir de reddition des comptes . Dans l’exercice de cette prérogative le Président de  la République Bassirou Diomaye  Diakhar Faye a instruit au Premier ministre Ousmane Sonko une...