L’arrivée au pouvoir des nouvelles autorités au Sénégal est surtout accompagnée du passionnant débat sur la renégociation des contrats jugés léonins, au détriment des intérêts souverains de l’Etat du Sénégal. Naturellement, la question suscite beaucoup de curiosité et d’intérêt, du fait des enjeux de développement et d’émergence qu’elle porte. Qui ne s’est pas plaint de l’état d’un pays riche de ressources extractives et caracolant au bas du tableau dans le classement à l’Indice de Développement humain (IDH) avec son rang peu honorable de 168ème pays sur 189 ?
Mais si on peut bien comprendre le désir de tirer réellement profit de ses ressources naturelles, on ne peut manquer aussi de reconnaître la logique de défense de leurs intérêts qui anime les investisseurs étrangers qui sont pour la plupart des multinationales mettant beaucoup de capitaux pour l’exploration et l’exploitation de ressources dans un pays donné.
Dans ce qui semble être la présence d’intérêts divergents (Etat et multinationales), les spécialistes du droit international de l’investissement voient plutôt le risque arbitral c’est-à-dire le risque auquel peut s’exposer le Sénégal en tentant la renégociation des contrats déjà signés. Il est bien connu, en droit international public, la règle pacta sunt servanda encadre l’action internationale des acteurs au risque de se voir attraire devant des juridictions internationales.
Certes les investisseurs ont des attentes légitimes qui sont la plupart du temps inscrites dans des clauses de protection, mais les Etats sont aussi jaloux de leur souveraineté qu’ils prétendent « inaliénable »[1]. En effet, le contrat d’investissement lie une personne privée et un Etat personne morale de droit public, détenteur de prérogatives de souveraineté qu’il fait prévaloir dans son rapport avec l’investisseur privé.
En réalité, l’Etat qui est à la recherche d’investissements pour soutenir ses actions de développement économique, s’astreint le plus souvent à des concessions, y compris dans son pouvoir législatif et réglementaire[2]. Les Etats sont ainsi à la recherche légitime d’un équilibre entre les objectifs de leurs propres développements et ceux des investisseurs qui frappent à leurs portes.
Pour appréhender ces questions, deux principes gouvernent la réflexion. Il s’agit de l’exigence de rigueur dans la conduite de la recherche de souveraineté et le respect des engagements pris sous forme de contrat qui reste tout de même la convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’obligent à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose vis-à-vis de quelqu’un.
Il n’est pas dit que les contrats ne sont pas renégociables. Il faut juste que les Etats qui s’attellent se donnent les moyens juridiques pour se parer contre tout risque arbitral qui peut coûter très cher à un Etat en construction.
Rappelons à cet égard, l’affaire des mines de fer de la Falémé qui avait opposé l’Etat du Sénégal au groupe Sud-africain, Kumba Ressources, sous le régime du Président Abdoulaye WADE. Le Sénégal a été attrait devant le tribunal arbitral de Paris pour rupture unilatérale du contrat parce qu’ayant trouvé un nouveau partenaire avec une offre plus intéressante faite par l’Indien Arcelor Mittal, propriétaire du plus grand exploitant de fer au monde.
De plus, le géant indien avait un projet plus intégré, qui permettait de développer les sites d’exploitation du minerai, tout en fournissant au Sénégal des infrastructures de désenclavement pour toute la région de la Falémé, plus ou moins coupée du reste du pays.
Malheureusement, la crise économique et financière qui a secoué le monde durant l’année qui a suivi la conclusion du contrat est venue bouleverser la donne. Alors qu’il n’est même plus sûr de recevoir la manne de 2 200 milliards de francs CFA attendue de Mittal pour ses investissements, le gouvernement du Sénégal se retrouve attrait en justice par son ancien partenaire Kumba Ressources qui lui réclame plus de 400 millions de dollars américains[3] de dommages et intérêts.
Ainsi, l’Etat du Sénégal avait tout intérêt à négocier dans cette affaire parce que la justice arbitrale est reconnue par la doctrine comme souvent favorable aux investisseurs et défavorable aux Etats hôtes des investissements. Il faut bien le rappeler, l’arbitrage avait à l’origine une valeur protectrice pour l’investisseur et les sentences arbitrales sont rendues en premier et dernier ressort ; par conséquent insusceptibles d’appel.
- Que faire ? Mesurer le risque arbitral
Par risque arbitral, on entend évidemment le risque que court un pays à être confronté à un différend avec un investisseur étranger sur un fondement conventionnel ou contractuel et par la voie de l’arbitrage international d’investissement.
Et si le risque existe, c’est précisément parce que les grandes firmes internationales verrouillent leurs contrats d’investissement, en y insérant des clauses protectrices qui menacent de nombreux Etats d’accueil et vont même jusqu’à contrôler le pouvoir réglementaire de ces Etats[4].
L’origine des clauses de stabilisation remonterait selon la doctrine à la période située entre les deux guerres lorsque les sociétés pétrolières américaines, pour se prémunir contre les risques de nationalisation par les Etats d’Amérique latine, ont jugé utile d’introduire des clauses protectrices dans leurs contrats pétroliers[5].
C’est notamment dans le secteur extractif régi par des contrats de concession entre Etats et investisseurs étrangers que l’on trouve le plus souvent des clauses de stabilisation du fait de la durée assez longue de ces contrats (en moyenne 25 ans).
A y voir de plus près, les clauses de stabilisation opèrent contre le gré des Etats d’accueil des investissements ; et les tribunaux arbitraux ont presque toujours sanctionné la violation de ces clauses. Ils ont même à plusieurs reprises imposé à l’Etat défaillant une obligation d’indemnisation de l’investisseur.
Il est vrai que les Etats ont tendance à user de leurs prérogatives souveraines mais ces dernières entrent parfois en conflit avec les clauses de stabilisation ainsi que la garantie des droits des investisseurs à tirer profit de leurs investissements[6].
L’expérience de la révision normative de la République démocratique du Congo est illustrative à plus d’un titre. Ayant engagé entre 2007 et 2012 une révision des contrats miniers qui le liaient à des investisseurs étrangers, la RDC a jugé opportun de réviser en 2002 son code minier. Les investisseurs ont estimé que les régimes fiscal, douanier et de change devaient demeurer acquis et même inviolable pour une période de dix ans à compter de l’entrée en vigueur de la modification législative.
Les investisseurs n’ont pas manqué de dénoncer la violation de la clause de stabilisation ; et à l’appui de leur requête ont fait prévaloir que le droit qui est en vigueur à la date de la signature du contrat s’applique à leurs projet pendant toute la durée de vie de leurs projets d’investissement indépendamment d’éventuels changements ultérieurs intervenant dans le droit.
Les droits découlant des clauses protectrices sont fréquemment affirmés par les tribunaux arbitraux dans l’arbitrage d’investissement, les investisseurs en attendant beaucoup surtout que les spécialistes de la matière leur conseillent généralement de ne pas omettre de réclamer leur insertion dans les contrats[7].
Pour le professeur Prosper W EIL en effet, l’expérience n’est pas plus encourageante et les désillusions se sont avérées cruelles, car au nom de la souveraineté qu’il prétend « inaliénable », l’Etat d’accueil entend plus d’une fois faire table rase de la clause de protection contre tout autre engagement contractuel[8]. Pour autant, malgré une thèse selon laquelle ces clauses ne sont qu’une arme de pacotille, des auteurs lui attribuent le caractère d’un bouclier juridique invincible, alimentant ainsi une large controverse doctrinale sur la portée juridique de ces clauses de protection.
On ne va pas jusqu’à conférer aux clauses de protection une vertu herculéenne à contenir les velléités souverainistes des Etats.
Même si ces clauses protectrices des contrats d’investissement sont généralement en faveur de l’investisseur étranger, les tendances actuelles du droit international de l’investissement penchent vers une plus grande prise en compte des nécessités du développement économique, social et environnemental des pays d’accueil des investisseurs et de la sauvegarde de leurs intérêts stratégiques.
Déjà en 1983, l’Organisation des Nations Unies avait cherché à poser le débat en introduisant dans son projet de Code international de conduite des sociétés transnationales des dispositions relatives à la possibilité reconnue aux Etats de réexaminer et de renégocier des contrats d’investissement[9].
2. Des armes juridiques d’une renégociation à faire valoir
A travers ces dispositions, « Les contrats entre gouvernements et sociétés transnationales devraient être renégociées et appliquées de bonne foi. Ces contrats, particulièrement ceux qui sont à long terme, devraient normalement comporter des clauses de réexamen et de renégociation. En l’absence de telle clause et lorsque les circonstances sur lesquelles étaient fondés le contrat ou l’accord ont subi un changement fondamental, les sociétés multinationales, agissant de bonne foi, devraient coopérer avec les gouvernements pour réexaminer ou renégocier ledit contrat ou l’accord[10] ».
Le réexamen ou la renégociation de ces contrats ou accords devraient être soumis aux lois du pays hôte, à la législation nationale et aux principes juridiques internationaux qui sont pertinents[11].
On constate dès lors qu’en dehors de cette faculté reconnue à l’Etat hôte de renégocier des contrats d’investissement dans l’intérêt bien compris de l’Etat agissant de bonne foi, il est important de rappeler la Résolution de l’Assemblée générale des Nations Unies N° 1803 (XVII) du 14 décembre 1962 relative au principe de souveraineté permanente sur les ressources naturelles.
En rappelant ce principe, les Nation Unies ont dû être inspirée par la fameuse légende sud-américaine de l’Eldorado.
En effet, la légende raconte l’histoire d’une ville habitée par des peuples indigènes entre la Colombie et le Venezuela dans la forêt amazonienne. Cette « ville perdue » regorgeait de tellement de richesse que l’on s’y promenait totalement doré, recouvert de poudre d’or et se baignant dans le lac Guatavita après avoir jeté dans le lac en guise d’offrande aux Dieux de l’or et des pierres précieuses.
Mais la légende nous raconte comment les explorateurs espagnols et portugais, avides de richesse, pratiquant la traite négrière qui avait cours en Amérique latine au cours des 15e et 16e siècle, ont envahi ’Eldorado.
Ils ont commencé par l’extermination d’innombrables communautés autochtones. Il a même été dit que la méthode d’exploration de l’or dont usaient les explorateurs espagnols et portugais avec l’usage du mercure a entrainé des dommages incalculables sur la vie des populations et particulièrement sur le développement de leurs enfants.
La légende nous montre donc que l’histoire de l’exploitation des ressources naturelles par des individus étrangers s’est toujours faite assez souvent au détriment des populations locales[12].
Ce détour sur l’histoire n’est pas anodin, il a au contraire, le mérite de soulever tout l’intérêt et la nécessité de protéger les populations autochtones qui sont en définitive les premiers à devoir bénéficier des ressources tirées de leurs sols, de leurs sous-sols ou de leurs mers ou fleuves. Pour l’Assemblée générale des Nations unies, le principe est clair, il s’agit d’une souveraineté permanente sur les ressources naturelles.
3. Une lueur venue des Nations Unies, la souveraineté permanente sur les ressources naturelles
Reconnu comme principe de droit international[13], la SPRN est définie comme la notion par laquelle « L’Etat décide en dernière instance et en toute indépendance, du sort des ressources naturelles qui se trouvent sur son territoire et des activités économiques qui s’y exercent »[14].
L’Etat dispose de pouvoirs souverains, permanents, constants, exclusifs et inaliénables sur ses ressources naturelles[15]. Le principe est certes séduisant dans sa conception mais son application reste limitée par les intérêts divergents entre acteurs de la scène internationale.
Les clauses de stabilisation sont la preuve que les Etats n’ont pas toujours les pouvoirs d’impérium et de dominium de manière absolue.
Le pouvoir d’imperium constitue un pouvoir de commandement, d’« autorité suprême » qui décide de la notion de souveraineté elle-même[16]. Il qualifie le pourvoir exercé par l’Etat sur les personnes et les choses se trouvant sur son territoire en tant que « puissance publique » (Summa potestas). C’est ce pouvoir d’impérium qui donne à la notion de souveraineté de l’Etat sur les ressources naturelles son qualificatif de « permanente », y égard à la permanence de l’Etat. Il faut toutefois admettre que la mondialisation a affaibli la maitrise de l’Etat dans ses traditionnels leviers d’orientation de la vie économique et sociale, son impérium pour ainsi dire[17]. La plupart des moyens des Etats modernes font l’objet d’assouplissement avec son lot de transformation de la représentation fonctionnelle et symbolique de ces derniers[18].
Quant au pouvoir de dominium, il renvoie au pouvoir exercé par l’Etat sur ses ressources naturelles présentes sur son territoire, envisagées en tant que chose. La conséquence du pouvoir de dominium c’est le droit conféré à l’Etat de détenir des droits d’un propriétaire sur ses biens, avec ses trois attributs que sont l’usus, le fructus et l’abusus.
Comme inspirateur des Etats, le principe posé par l’Assemblée générale des Nations unies à travers la Résolution 1803 trouve un écho favorable dans la presque totalité des législations des pays membres de la CEDEAO comme le Sénégal. Comme principe de droit international coutumier, le PSPRN a dépassé le cadre onusien et le Sénégal s’en est bien inspiré pour bâtir la disposition 25-1 de sa Constitution qui dit expressément que :
« Les ressources naturelles appartiennent au peuple. Elles sont utilisées pour l’amélioration de ses conditions de vie.
L’exploitation et la gestion des ressources doivent se faire dans la transparence et de façon à générer une croissance économique, à promouvoir le bien être de la population en général et à être écologiquement durable.
L’Etat et les collectivités territoriales ont l’obligation de veiller à la préservation du patrimoine foncier ».
Comme on a pu le voir donc, les investisseurs gardent jalousement les instruments juridiques pouvant paralyser le moment opportun les actions de l’Etat qui, à son tour, reste attaché à une souveraineté permanente sur ses ressources naturelles.
Il faut toutefois garder à l’esprit que l’investisseur ne démord pas, tant la garantie de sécurité et de rentabilité de son investissement demeure sa seule préoccupation.
Et pour s’assurer de la stabilité de l’environnement juridique et l’intangibilité de ses droits contractuels, les multinationales s’entourent de spécialistes du droit international de l’investissement et des cabinets d’avocats très familiers des arcanes de la justice arbitrale et des institutions comme le CIRDI, la CCI de Paris…..
Renégocier, pourquoi pas ?
Mais rompre de manière unilatérale des contrats parce qu’une poussée populiste le réclame, il y a forcément nécessité à y réfléchir sereinement et profondément !
Par Cheikh FALL
Doctorant en droit international de l’investissement
Email : fallcheikhna@yahoo.fr
[1] Prosper WEIL, « Droit international et contrats d’Etat », in Mélanges offerts à Paul Reuter. Le droit international : unité et diversité, Paris, Pedone, 1981, pp. 549-582.
[2] Adama SY, « L’avenir de la stabilisation fiscale et douanière dans les conventions minières au Sénégal », Revue Académia, 2018, 6pp, [consulté le 24 avril 2024], www.academia.edu.com
[3] Equivalent à 246 milliards de CFA
[4] Le phénomène du chilling effect.
[5] Aboubacar FALL, « clauses de stabilisation dans les contrats d’investissement pétroliers », communication faite lors du séminaire régional de la facilité africaine de soutien juridique et l’union panafricaine des Avocats (PALU), 2021, [consulté le 27 avril 2024], http://www.afdb.org
[6] Christian Jr Kabange NKONGOLO « La clause de stabilisation dans le code minier révisé : portée d’une délimitation « prorata temporis » sous les articles 276 et 342 bis, article publié sur https://WWW.leganet.cct/Doctrine.textes/Decon/clause de stabilisation CM2018ProfKABANGE.pdf, visité le 31décembre 20121
[7] voir par exemple Wetter, «Salient clause en international Investment contracts », the business lawyer, 1962, p.973, cité par P. Word dans « Les clauses de stabilisation ou d’intangibilité insérées dans les accords de développement économique », [consulté le 27 avril 2024], www.sfdi.org.
[8] L’existence de clauses de protection n’a pas empêché ni la nationalisation de l’anglo-Iranien Oil company par l’Iran en 1951 où celle de la British Petroleum par la Lybie en 1971.
[9] Paragraphe 11 du projet de Code international de conduite des sociétés transnationales
[10] Projet de Code international de conduite des sociétés transnationales, ibid
[11] Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement, Contrats d’Etats, Nations Unies, New York et Genève, 2004, 93 pages
[12] Lética SAKAÏ, La souveraineté permanente sur les ressources naturelles et la protection internationale des droits de l’homme, Geneviève Bastid BURDEAU et Umberto CELLI JUNIOR(dir), thèse de doctorat, Université Panthéon-Sorbonne, Paris I, 2014, 687pp.
[13] L. Sakaï, ibid.
[14] J. Salmon, (dir), Dictionnaire du droit international public, Bruxelles, Bruylant, 2001, Ve _ « ressources naturelles » p.1003.
[15] L. Sakaï, ibid.
[16] J. Salmon, op.cit
[17] Beligh Nabli, « Les moyens de l’action de l’Etat » in l’Etat, coll. Que sais-je, 2017, p.151 à 165.
[18] Voir les pertes de souveraineté face aux organisations régionales et sous régionales ou même internationales.
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