Un acte administratif individuel est parfois amené à disparaître de l’ordonnancement juridique selon divers procédés : alors que l’abrogation fait disparaître pour l’avenir une décision illégale, le retrait, soumis à des règles plus strictes, l’anéantit rétroactivement entraînant ainsi des conséquences parfois désastreuses au regard d’une situation juridique souvent figée[1].
L’affaire Aicha Goundiam Mbodj, le Syndicat des Pharmaciens Privés du Sénégal tranchée le 13 avril 2023 a sans doute donné l’opportunité à la chambre administrative de la Cour suprême de vérifier un acte administratif unilatéral individuel ayant fait l’objet de retrait par l’autorité administrative.
I. Analyse
Par arrêté n° 013159 MSP/DPH du 4 novembre 1981, le Ministre de la Santé publique a accordé à Aicha Elisabeth Goundiam une autorisation d’exploiter une officine de pharmacie sous l’enseigne « Grande pharmacie Dakarois » à l’immeuble Hôtel Indépendance, sis à la Place de l’Indépendance.
Pour des motifs de travaux de réfection de l’immeuble appartenant à la SIPRES, la dame Elisabeth Goundiam a saisi le Ministre de la Santé et de l’Action sociale d’une demande d’autorisation de transfert provisoire de son officine au 43, boulevard Djily Mbaye, en attendant la fin des travaux. Sur sa demande, l’IPRES lui a notifié la confirmation de réservation du local pour un nouveau loyer.
Par l’entremise d’un autre arrêté n° 000270/MSAS/DPM du 13 janvier 2021, le Ministre chargé de la Santé a autorisé le transfert de l’officine de pharmacie « la Nation », appartenant à Aminata Gassama, de l’Avenue Lamine Gueye angle Kléber au site exploité par Aicha Goundiam, sis à la place de l’indépendance. Faut-il noter que la Cour suprême par un arrêt n°51 du 25 novembre 2021 avait annulé l’arrêté précité.
Par l’arrêté n° 0022668/MSAS/DGS/DPM du 11 février 2022, le Ministre chargé de la Santé a abrogé l’arrêté n° 013159 MSP/DPH du 4 novembre 1981, autorisant Aicha Elisabeth Goundiam à exploiter l’officine de pharmacie dénommée « Grande pharmacie Dakarois » située au quartier du plateau.
S’estimant lésés par la décision prise par le Ministre chargé de la Santé, Aicha Goundiam MBODJ et le Syndicat des Pharmaciens Privés du Sénégal sollicitent des juges de la haute juridiction l’annulation de la décision querellée.
Les Juges ont accepté la demande des requérants en rappelant le principe suivant : « les actes administratifs à caractère individuel ne peuvent être retirés lorsqu’ils ont créé des droits qu’avant l’expiration du délai de recours pour excès de pouvoir ouvert à tout intéressé ou avant l’intervention de la décision juridictionnelle sur ce recours » (article 12 alinéa 3 de la loi n° 2021-21 du 2 mars 2021 fixant les règles d’applicabilité des lois, des actes administratifs à caractère réglementaire et des actes administratifs à caractère individuel, abrogeant et remplaçant la loi n° 70-14 du 6 février 1970, modifiée par la loi n° 71-07 du 21 janvier 1971[2]).
Pour la Cour suprême, et sur l’autorisation d’exploiter une officine de pharmacie, l’acte administratif à caractère individuel ayant créé des droits à l’intéressé ne saurait faire l’objet d’un retrait par l’arrêté intervenu le 11 février 2022, soit au-delà du délai du recours contentieux. Ainsi, la décision ayant fait l’objet de retrait est annulée.
II. Appréciation
Contrairement à l’abrogation qui est considérée comme une opération normative ayant pour objet de supprimer une règle de droit qui cesse d’être applicable pour l’avenir, le retrait[3] est une opération normative consistant à faire disparaitre un acte administratif pour l’avenir et également à effacer ses effets pour le passé. C’est pourquoi, l’opération de retrait d’un acte administratif à caractère individuel est strictement encadrée par les textes.
Déjà, la circulaire présidentielle n° 37 PR/SG/JUR du 16 avril 1964 relative au retrait des actes administratifs individuels a très tôt posé les conditions du retrait. Selon cette circulaire, lorsque l’acte a créé des droits, le retrait n’est possible qu’à la double condition que cet acte soit illégal et que le retrait intervienne dans le délai du recours contentieux[4]. Cette circulaire a fait l’objet de transcription à travers l’article 5, alinéa 2 de la loi n° 70-14 du 06 février 1970 fixant les règles d’applicabilité des lois, des actes administratifs à caractère réglementaire et des actes administratifs à caractère individuel (texte abrogé).
Selon ce texte, les actes administratifs individuels « ne peuvent être retirés lorsqu’ils ont créé des droits qu’avant l’expiration du délai de recours pour excès de pouvoir ouvert à tout intéressé ou avant l’intervention de la décision juridictionnelle sur ce recours »[5].
Ce texte est abrogé et remplacé par loi n° 2021-21 du 2 mars 2021 fixant les règles d’applicabilité des lois, des actes administratifs à caractère réglementaire et des actes administratifs à caractère individuel. Il reprend en son article 12 alinéa 3 la même formule : « Les actes administratifs à caractère individuel ne peuvent être retirés lorsqu’ils ont créé des droits qu’avant l’expiration du délai de recours pour excès de pouvoir ouvert à tout intéressé ou avant l’intervention de la décision juridictionnelle sur ce recours ». Ainsi, l’acte créateur de droits ne peut être retiré de l’ordonnancement juridique que dans des conditions précises pour ne pas remettre en cause les droits acquis.
Même si le texte ne précise pas le sens de l’acte créateur de droits, il faut noter que les juges ont pris le soin de préciser cette notion. Dans l’affaire Samba Cor SARR rendue en 1967, ils ont estimé qu’une disposition qui modifie favorablement la situation d’un fonctionnaire crée des droits à son profit et ne peut être retirée que pour illégalité et dans le délai du recours pour excès de pouvoir. Sous ce rapport, ils ont annulé un arrêté rapportant ladite disposition environ huit (8) mois après son édiction.
Au demeurant, il convient de rappeler que c’est la jurisprudence à travers le célèbre arrêt « Dame Cachet » rendu en 1922[6], qui a posé le principe selon lequel « le retrait rétroactif d’une décision administrative ayant créé́ des droits ne peut intervenir qu’à deux conditions : que la décision soit illégale et que le délai du recours contentieux (deux mois en principe) ne soit pas expiré ». Cette solution a été reprise par le juge sénégalais dans l’affaire Samba Ndoucoumane Gueye[7]. Dans cette espèce, le juge fait savoir que le retrait d’une décision ayant conféré des bonifications d’échelons à un fonctionnaire viole les droits acquis s’il n’intervient pas dans les délais du recours contentieux. Toutefois, l’arrêt du Conseil d’Etat français Ternon du 26 octobre 2001 dissocie la durée du délai de retrait et celle du délai du recours contentieux.
Même si les textes et la jurisprudence exigent les deux conditions à savoir l’illégalité de l’acte et le respect du délai du recours pour excès de pouvoir pour rapporter un acte administratif créateur de droits, il convient de faire observer que dans l’affaire Aicha Elizabeth Goundiam Mbodj, les juges de la haute juridiction ont constaté que l’arrêté portant retrait d’une autorisation d’exploiter une officine de pharmacie est intervenu au-delà du délai du recours contentieux.
On observe que le juge adopte une attitude toute simple qui lui permet de se focaliser que sur la condition du délai pour annuler ou rejeter un recours portant sur le retrait d’un acte administratif à caractère individuel. Dans l’arrêt Bouré Diouf, il ne s’est pas prononcé sur l’illégalité des admissions considérées comme frauduleuses par le Ministre. Mais, il a sanctionné la violation du délai du retrait des actes administratifs[8]. Il en est de même dans l’affaire Babacar Kébé où également il ne s’est focalisé que sur la condition du délai pour annuler l’arrêté n° 02143/VD/DDU/DATUH du 23 mai 2013 du maire de la ville de Dakar portant annulation de l’arrêté n° 4335/VD du 3 octobre 2011 relatif à l’autorisation de construire un immeuble R+4. En effet, entre l’arrêté d’autorisation de construire et l’arrêté d’annulation, il s’est écoulé plus de dix-neuf mois.
L’étude du retrait des actes administratifs individuels s’inscrit inévitablement dans une logique dualiste : il s’agit, en effet, de concilier deux impératifs contradictoires, à savoir la garantie d’une sécurité juridique que sont en droit d’attendre les bénéficiaires d’une décision créatrice de « droits » et le souci d’une bonne administration. Cette conciliation s’est faite progressivement[9].
Par Papa Makha DIAO
Docteur en droit public
Courriel : papmakha@yahoo.fr
[1] V. G. Jéze, « Du retrait des actes administratifs », R.D.P. 1913. 231.
[2] JORS n° 7409 du samedi 20 mars 2021, p. 303.
[3] V. A. BOCKEL, « la Cour suprême et le problème du retrait des actes administratifs », Annales Africaines, 1970, pp. 33 et s.
[4] V. à ce sujet P.A. TOURE, La légistique, p. 161.
[5] J. M. NZOUANKEU, « Remarques sur quelques particularités du droit administratifs sénégalais », RIPAS, n° 09, 1984, p. 1-36.
[6] (CE 03 novembre 1922, Dame Cachet, GAJA, n° 42.
[7] CS. 23 mars 1966, Samba NDoucoumane Gueye, Annales africaines, 1974, p.287.
[8] (CS 23 septembre 2015, Bouré Diouf et autres, Inédit.
[9] CS. Arrêt n° 70 du 10 décembre 2015 Babacar KEBE c/Mairie de Dakar, in Bulletin des arrêts de la Cour suprême, n°9 et 10, 2015, p.256.
Bonjour.
Votre article est très pertinent. Surtout que vous faites des illustrations sur des arrêts arrêts récents.
J’aime bien la façon dont vous les illustrer.
Merci de nous les avoir parvenus.
Belle contribution