La procédure constitutionnelle de délégalisation au service de la politique de régulation des loyers : à propos de la décision du Conseil constitutionnel du n° 2/C/2023 du 1er février 2023. Par Papa Assane TOURE

Introduction

La procédure de délégalisation encore appelée « déclassement »[1] est instituée par l’article 76, alinéa 2 de la Constitution. Cette disposition habilite le Conseil constitutionnel, à la demande du Président de la République ou du Premier Ministre, à déclarer qu’un texte de forme législative (loi ordinaire, ordonnance ratifiée notamment), intervenu dans le domaine du règlement, a, dès lors, un caractère réglementaire[2].

Au Sénégal, beaucoup des textes de forme législative avaient été pris avant l’indépendance et dans les années 60 et 70. Pendant ces périodes, le Gouvernement a souvent bénéficié d’habilitations législatives lui permettant de prendre des ordonnances intervenant dans le domaine législatif. C’est pourquoi plusieurs textes de forme législative ont été par la suite délégalisés, sur la demande des autorités exécutives[3].

Ainsi, après avoir été mobilisée à plusieurs reprises par les pouvoirs publics, la procédure constitutionnelle de délégalisation est tombée en désuétude. À notre connaissance, la dernière mise en œuvre de cette procédure remonte à la décision de la défunte Cour suprême rendue le 18 août 1971[4].

Près d’un demi-siècle après, les concertations sur la réduction du coût de la vie ont donné l’occasion au Conseil constitutionnel de « ressusciter » la procédure de délégalisation.

En effet, face à l’augmentation exponentielle des loyers qui affecte considérablement les revenus des ménages, la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 portant baisse des loyers n’ayant pas été calculés suivant la surface corrigée[5] a été adoptée. Ainsi, devant l’inadaptation du système de la surface corrigée aux réalités sociologiques, le législateur a fixé les montants des loyers des baux à usage d’habitation en ayant recours à un système de pourcentages.

Mais neuf ans après l’entrée en vigueur de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 susvisée, l’objectif de la réduction des loyers escompté était loin d’être atteint en raison notamment des stratagèmes utilisés par certains bailleurs et acteurs de l’immobilier pour contourner la législation civile et de l’absence d’un mécanisme institutionnel de régulation des loyers. Cette situation a été particulièrement aggravée par les effets des crises sanitaire et économique consécutives à la pandémie du Covid-19 et à la guerre russo-ukrainienne.

C’est dans ce contexte que les pouvoirs publics ont engagé des concertations nationales sur la lutte contre la vie chère ayant impliqué toutes les forces vives de la Nation.

Fort des recommandations de ces concertations, l’État du Sénégal a décidé d’user de son droit régalien pour procéder à une nouvelle baisse des loyers des baux à usage d’habitation en rendant plus flexibles les conditions d’accès à la location.

Cependant, l’opérationnalisation de cette décision étatique a exigé la révision de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 qui avait déjà gravé dans le marbre législatif les montants des loyers.

Mais compte tenu de l’urgence liée à la mise en œuvre de ces nouvelles mesures, le Ministre du Commerce, de la Consommation et des Petites et Moyennes Entreprises, par courrier n° 00002656 MCCPME/CAB/DC/SPM du 18 novembre 2022, a sollicité l’avis juridique du Secrétariat général du Gouvernent sur la possibilité de procéder à la modification de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 précitée, par voie réglementaire. En effet, il s’agissait d’éviter les lenteurs inhérentes à la procédure législative, difficilement conciliable avec l’urgence qui s’attache à l’entrée en vigueur immédiate des nouvelles mesures de baisse des loyers issues des concertations sur la réduction du coût de la vie.

Ainsi, par lettre n° 0130/PM/SGG/SGA/JUR/SP du 26 janvier 2023, reçue et enregistrée au greffe le 27 janvier 2023 sous le numéro 2/C/23, le Premier Ministre a saisi le Conseil constitutionnel en procédure d’urgence, d’une requête ayant pour objet de faire déclarer le caractère règlementaire de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014, en application de l’article 76, alinéa 2 de la Constitution.

Par une décision n° 2/C/2023 du 1er février 2023, le Conseil constitutionnel a jugé que la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 précitée a un caractère semi-législatif et semi-réglementaire. Cette décision présente un grand intérêt du point de vue légistique, pour ouvrir la voie à la modification, par voie décrétale, de certaines dispositions de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014.

I. Le caractère semi-législatif et semi-réglementaire de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014

Le Conseil constitutionnel a déclaré que la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 a un caractère hybride pour comporter des dispositions de caractère législatif et réglementaire, en procédant à une sorte de « saucissonnage » de ladite loi.

En premier lieu, il a jugé qu’en application des dispositions de l’article 67 de la Constitution, qui dispose que la loi détermine les principes fondamentaux du régime des obligations civiles et commerciales, « le législateur, par la loi portant Code des Obligations civiles et commerciales en son article 572, alinéa 2, a prévu que les modalités de fixation des montants des loyers sont déterminées par décret ; qu’il en résulte que les dispositions des articles premier et 2 ont un caractère réglementaire ». Ainsi, pour les hauts magistrats du Conseil constitutionnel, les dispositions des articles 1er et 2 de la loi du 22 janvier 2014 susvisée relèvent de la compétence réglementaire.

Toutefois, cette motivation pourrait laisser penser que l’appartenance des modalités de fixation des montants des loyers au domaine réglementaire est fondée sur les dispositions de l’article 572, alinéa 2 du COCC, ce qui n’est pas le cas. Il aurait simplement suffi de rappeler qu’en vertu de l’article 67 de la Constitution, seuls les principes fondamentaux relatifs aux obligations civiles et commerciales relèvent du domaine de la loi. Or, ces principes ont déjà été posés, à travers l’encadrement général des obligations des parties au contrat de bail à usage d’habitation prévu par la loi n° 66-70 du 13 juillet 1966 portant deuxième partie du Code des Obligations civiles et commerciales, notamment l’obligation de paiement du loyer[6]. Il revient, dès lors, au pouvoir réglementaire de fixer les modalités de détermination du loyer, quel que soit le mode de calcul retenu (système de la surface corrigée ou de pourcentage).

D’ailleurs, en application de l’article 572, alinéa 2 du Code des Obligations civiles et commerciales, plusieurs textes réglementaires sont déjà intervenus pour fixer les modalités de calcul du loyer par rapport à l’évaluation faite de la valeur de l’immeuble (système de la surface corrigée). Il en est ainsi du décret n° 77-527 du 23 juin 1977 relatif au montant du loyer des locaux à usage d’habitation, du décret n° 81-609 du 17 juin 1981 abrogeant et remplaçant les articles 6, 7, alinéas 2 et 12 du décret n° 77-527 du 23 juin 1977 relatif au montant du loyer des locaux à usage d’habitation et de l’arrêté ministériel n° 8553 MFAE du 30 juin 1978 fixant les éléments de calcul du loyer des locaux à usage d’habitation[7].

Ainsi, les articles 1er et 2 de la n° 2014-03 du 22 janvier 2014 relatifs aux modalités de fixation du loyer, relèvent du pouvoir réglementaire d’application encore appelé pouvoir réglementaire dérivé.

En second lieu, le Conseil constitutionnel a précisé que les dispositions relatives à l’incrimination et à la sanction pénale de la violation de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 relèvent du domaine exclusif de la loi. On peut lire sous la plume des juges constitutionnels que «  l’article 3 de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 prévoit que la violation des articles premier et 2 de cette loi constitue des infractions sanctionnées par la loi n° 81-21 du 25 juin 1981 qui réprime le délit de hausse illicite du loyer des locaux à usage d’habitation ; qu’au regard de l’article 67 de la Constitution qui dispose que la loi fixe les règles concernant la détermination des (…) délits ainsi que les peines qui leur sont applicables (…), l’article 3 relève du domaine de la loi ». Le juge constitutionnel semble admettre que l’article 3 de la loi, qui incrimine le non-respect des montants de loyers prévus par ce texte, en renvoyant aux peines correctionnelles prévues par la loi n° 81-21 du 25 juin 1981, a un caractère législatif. Pourtant, parmi les nombreuses peines prévues par ce texte, il est presque impossible d’identifier celles sanctionnant l’incrimination prévue à l’article 3 de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 et de la qualifier par la même occasion (crime, délit ou contravention). Comment, dès lors, la haute juridiction constitutionnelle a-t-elle pu se déterminer sur la nature correctionnelle de cette infraction et des peines y attachées en retenant la compétence législative en application de l’article 67 de la Constitution ? Il s’agit là d’une véritable curiosité ! Tout au plus, on pourrait convenir avec le juge constitutionnel que le renvoi aux sanctions prévues par la loi n° 81-21 du 25 juin 1981 traduit une claire volonté du législateur de 2014 de hisser le non-respect des montants de loyers qu’il a fixés à la dignité délictuelle.

II. La possible modification des dispositions de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 fixant les loyers des locaux à usage d’habitation par voie décrétale

L’article 76, alinéa 2 de la Constitution prévoit que lorsque le Conseil constitutionnel, à la demande du Président de la République ou du Premier Ministre, a déclaré que les textes de forme législative, intervenus dans le domaine du règlement, ont un caractère réglementaire, ils « peuvent être modifiés par décret ». Tout se passe comme si les dispositions du texte délégalisé ont seulement une forme législative, mais leur contenu est réglementaire.

Ainsi, dans le cas d’espèce, les dispositions délégalisées des articles 1er et 2 de la loi n° n° 2014-03 du 22 janvier 2014 fixant les loyers des locaux à usage d’habitation pourront être modifiées par le Gouvernement par décret. Ce procédé légistique est assez particulier. En effet, au titre des principes directeurs de l’opération de modification, la révision d’un texte normatif doit être réalisée dans le respect du principe de la hiérarchie des normes et du parallélisme des formes. Un texte ne peut être modifié que par un autre texte d’égale valeur juridique. Dès lors, une loi ordinaire ne saurait, en principe, être modifiée par un décret.

Mais la procédure de délégalisation permet d’inverser ce précepte de légistique. Une loi délégalisée par le Conseil constitutionnel peut bien être modifiée par décret.

Néanmoins, en bonne règle légistique, il est recommandé de viser dans le décret modificatif, la loi délégalisée, qui constitue le texte modifié ainsi que la décision du Conseil constitutionnel ayant déclaré que ladite loi a un caractère réglementaire. En effet, les visas de référence ont pour objet notamment de préciser la base légale qui donne à l’auteur de l’acte la compétence et le pouvoir de l’édicter[8].

Une question se pose. Sur le fondement de la décision de délégalisation rendue par le Conseil constitutionnel, le Gouvernement est-il autorisé à procéder à l’abrogation du texte délégalisé ? Par une interprétation restrictive de la Constitution, on pourrait considérer que seule l’opération de modification de la loi délégalisée est possible, l’article 76, alinéa 2 de la Constitution, prévoyant que les textes de forme législative délégalisés pouvant « être modifiés par décret ».

Mais dès lors que le texte dont toutes les dispositions ont été délégalisées a un caractère réglementaire, son abrogation par décret ne devrait-elle pas être possible sans méconnaître le principe de la hiérarchie des normes et du parallélisme des formes ?

En tout état de cause, la réponse à cette question serait fatalement négative lorsque le texte de forme législative délégalisé comporte des dispositions de nature législative. Ainsi, l’abrogation de toutes les dispositions de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 susvisée par voie réglementaire ne saurait être envisagée, sans méconnaitre le principe de la hiérarchie des normes ainsi que la décision de la haute juridiction constitutionnelle, dès lors que ce texte comporte des dispositions de nature pénale prévoyant des délits et des peines (article 3, alinéa 1er) dont le caractère législatif a été consacré par le juge constitutionnel.

Par conséquent, une seule option s’offre au Gouvernement : la modification, par voie décrétale, des dispositions de nature réglementaire des articles 1er et 2 de la loi n° 2014-03 du 22 janvier 2014 précitée.

En définitive, la décision du Conseil constitutionnel du 1er février 2023 présente un intérêt scientifique considérable pour avoir, en quelque sorte, sur l’initiative du Premier Ministre, fait renaître de ses cendres la procédure constitutionnelle de la délégalisation qui avait disparu dans les décombres de la défunte Cour suprême.

Face à une tendance à héberger dans les lois des dispositions de nature réglementaire, cette procédure spectaculaire constitue un puissant mécanisme permettant d’assurer le respect par l’Assemblée nationale du domaine du règlement[9] et un formidable outil de gouvernance normative garantissant l’efficacité des interventions du Gouvernement.

Papa Assane TOURE

Magistrat hors Hiérarchie

Docteur en Droit Privé et Sciences criminelles

Secrétaire général adjoint du Gouvernement

Chargé des Affaires juridiques

 

[1] C. CANS, « La délégalisation. Un encouragement au désordre », RDP, 1999, p. 1419 ; Y. GAUDEMET, « Le mécanisme de déclassement des lois (art. 37, al. 2) », D. 1980, p. 121 ; J.-L. MESTRE, « De l’ancien sur l’article 37, alinéa 2, de la Constitution », RFDA, 2001, p. 301 ; L. FAVOREU, « La procédure de l’article 37, alinéa 2 », RDP, 1976, p. 225 ; L. FAVOREU, « La délégalisation des textes de forme législative par le Conseil constitutionnel », Mélanges offerts à Marcel Waline, Paris, LGDJ, 1974, TII, p. 429-450.

[2] Sur cette procédure en droit sénégalais, E. DIARRA, « La procédure législative au Sénégal », RIPAS, n° 11, octobre-décembre 1984, p. 702-816 ; S. SYLLA, « Le contrôle de constitutionnalité des lois au Sénégal », RIPAS, n° 11, octobre-décembre 1984, p. 817-888 ; J. M. NZOUANKEU, « Les domaines respectifs de la loi et du règlement en droit sénégalais », RIPAS n° 11, octobre-décembre 1984, p. 893.

[3] V. les décisions rendues par l’ancienne Cour suprême citées par le Professeur J. M. NZOUANKEU, RIPAS, n° 11, octobre-décembre 1984, p. 926 et s.

[4] CS sect. réun. du 18 août 1971, Direction de l’enseignement technique et de la formation professionnelle, in RIPAS, n° 11, octobre-décembre 1984, p. 948.

[5] JORS n° 6770 du 22 janvier 2014, p. 83.

[6]  V. art. 572 du Code des Obligations civiles et commerciales.

[7] Sur ces textes V. la Revue Sénégalaise de Droit (RSD), juillet-août-septembre 1982, n° 26.

[8] P. A. TOURE, Légistique. Techniques de conception et de rédaction des textes législatifs et réglementaires : une tradition de gouvernance normative, Dakar, l’Harmattan, 2018, n° 298.

[9] Sur cette question, L. FAVOREU et L. PHILIP, « Le contrôle de la répartition des compétences », in L. FAVOREU, Le Conseil Constitutionnel, Paris, PUF, « Que sais-je ? », 2005, p. 98.

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