Le compromis en finances publiques : une question de méthodes ou une méthode en questions ? Par Omar SADIAKHOU

Une lecture de la situation des finances publiques dans divers Etats laisse transparaitre une certaine idée de délabrement systémique. Un constat de crises multiformes et polymorphes. Assurément, il se dégage comme un parfum de consensus entre politiques pour compromettre les finances publiques et plus généralement les systèmes financiers publics, contre une dynamique de compromis entre experts pour les sauver. Les intérêts et pratiques diffèrent, fruit d’entendements différents aussi.

On a eu l’occasion de le dire, nos systèmes financiers publics ne sont plus adaptés à nos modèles de sociétés politiques et sociales car façonnés aux coins de logiques de gestions quasiment désuètes et vieillottes. Or, la culture gestionnaire qui les animent aujourd’hui n’a de trame que le compromis qui passe d’une simple commodité préalable, voire foncièrement politique car partisane et corporatiste, pour devenir ce que Jean RIVERIO appelle « la pierre philosophale qui transforme en or pur le plombe vil » de la gestion en silos. Une intelligence collective s’impose comme un impératif catégorique pour, sinon sauver les finances publiques, du moins assainir leur gestion, dans un monde en transition. Tout comme la guerre, les ressources publiques sont devenues une chose trop sérieuse pour en laisser la gestion aux seuls politiques, pour paraphraser Milton FRIEDMAN, parlant de la monnaie et des banquiers.

Si l’on s’accorde à admettre que « l’argent public est au cœur de l’Etat de droit et de la démocratie » comme l’a si bien formulé le législateur communautaire de l’UEMOA, l’on s’entendrait, aussi, parfaitement sur le fait que le compromis dans la gestion des finances publiques est un acte de bonne gouvernance car rédhibitoire à tout projet de quiproquo pouvant mettre en difficulté à la fois la pratique du droit public financier, le fonctionnement normal des administrations financières et l’efficacité des organes de réédition.

La sophistication des outils de gestion dans le système financier s’est faite aux frais de la simplification d’un domaine particulièrement aride et rébarbatif. Sans faire du truisme, on pourrait même parler de simplification et complexification.

Cette prétention s’est renforcée avec la LOLF dont la mise en œuvre fut très tôt mise à l’épreuve du fait que celle-ci ne pouvait qu’imparfaitement s’emboîter dans un contexte administratif et politique répondant à une autre logique. Il se pose là, le phénomène des résistances dans les pratiques et cultures administratives souvent entretenues par des intérêts partisans et corporatistes. Alors, certes, dans le cas du Sénégal, comme un peu partout en Afrique de l’ouest et en Europe occidentale, des lois constitutionnelles, des lois organiques et des lois ordinaires concernant les finances de l’État ou des collectivités locales et instituant une architecture responsabilisant les acteurs publics locaux et nationaux les décideurs et les gestionnaires se sont accumulées pour donner corps à un nouveau système de gouvernance financière publique.

Et cela sans que ne soit jamais soulevé l’ambiguïté liée au maintien dans les institutions politiques et administratives de dispositifs sans justement aucune corrélation avec une responsabilisation des acteurs publics politiques et administratifs. Cette dichotomie normative et institutionnelle trouve certainement son siège lointain dans les effets subversifs du parlementarisme rationalisé institué par nos nouvelles Constitutions libérales sous l’impulsion de celle française de 1958. L’idée de fond étant de donner beaucoup de pouvoir à l’exécutif par rapport au législatif. C’est ce schéma qui fondait l’ancien système réputé vieillotte et tombé en désuétude au regard des objectifs de rationalisation, de croissance et de réédition qui animent désormais la gestion publique. C’est ainsi qu’un cadre financier, budgétaire et comptable public nouveau marqué aux coins du libéralisme et d’une culture de la responsabilisation a été introduit dans un contexte correspondant à une culture de management marquée quant à elle aux coins du keynésianisme et d’une culture de la hiérarchie.

Autrement dit, ce sont les germes d’une nouvelle gouvernance financière publique qui, elle-même, il faut le rappeler, a commencé avec les finances locales et s’est poursuivie pour l’État avec la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances). Toutefois, cette réforme, assurément majeure, ne trouve pas pleinement sa place dans un système institutionnel, administratif et politique qui n’a pas été suffisamment modifié en fonction du changement de modèle économique constatable dans nos Etats depuis les ajustements structurels des années 1990 et les réformes d’essence communautaire des finances publiques intervenues en 2009[1]. Alors, là, se manifeste l’écueil majeur de la gouvernance financière actuelle. Celle-ci peine former des finances publiques soutenables où la qualité de l’information, la rigueur des instruments, la participation du citoyen, la responsabilité des acteurs de gestion et l’autorité des organes de contrôle ne seront pas en défaut.

L’une des pistes envisageables pour sortir du quiproquo et remettre le compromis au cœur de la gestion publique pourrait consister à pousser l’une et l’autre logique (la logique libérale et ou bien la logique étatiste) jusqu’à l’extrême. Le statut quo équivaudrait à rester engager dans une voie déjà imaginaire jusqu’à tenir du mythe et qui, à long terme, ne serait pas à notre sens sans présenter des risques majeurs pour les finances publiques, bien sûr, mais également pour l’État et pour la société tout entière. A ce stade, sauver les finances publiques devient pour le politique, dans son ontologie de décideur ou de gestionnaire, une des missions fameuses et d’actualité malgré le caractère classique que l’on pourrait être tenté d’y associer si l’on s’amuse à remonter au contexte de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789[2].

Peut-on continuer à se suffire d’un modèle fait de sédimentation de normes et de pratiques d’une autre époque ?

Il nous semble crucial de s’attacher à concevoir et à instituer un modèle de gouvernance financière publique en phase avec une société elle-même en transition comme nous avons eu l’occasion de le signaler dans d’autres tribunes[3]. En effet, comme une littérature courante chez Gaston JEZE l’a diffusée, la systématisation du modèle financier public est au cœur des enjeux actuels comme tous les modèles financiers publics ont été au cœur des enjeux des sociétés dans le passé. Ce rapport est fondamental à la compréhension des enjeux actuels de la gouvernance financière publique car, selon la solidité des modèles qui sont pensés et expérimentés, les réponses à apporter aux différentes crises économiques, politiques, sociales, sanitaires, climatiques, démographiques, etc… seront plus ou moins efficaces, plus ou moins coordonnées et pérennes. On le sait, l’une des caractéristiques des finances publiques reste leur complexité[4] car étant la trame d’un système fourmillant d’acteurs publics et privés.

En pleine mutation depuis des années, les finances publiques se sont retrouvées en première ligne face aux multiples crises qui se sont succédées depuis le milieu des années 1970 (Chocs pétroliers 1973 et 1979, Subprime des années 1980, Ajustements structurels des années 1990, …) et accentuées dans une période récente (Crise financière de 2008, Mondialisation et Numérique, Covid-19, Retour de la guerre, …). Les regards se tournent désormais immédiatement vers l’Etat qui ne dispose pourtant plus de marges de manœuvres consistantes et d’instruments juridiques suffisants pour juguler les crises. Et d’ailleurs, force est de constater que le système financier public ne peut plus être uniquement réaménagé par des plaidoyers pour une meilleure gestion publique ou pour une baisse des impôts ou pour une baisse de la dépense publique.

La question de méthodes pour tout cela ?

Elle exige de se demander comment nous avons fait depuis longtemps pour ne pas essayer de penser/repenser les finances de l’Etat et son modèle économique autrement que dans la perspective d’une grande niche pourvoyeuse de ressources publiques. Cette carence idéologique sur l’avenir ou le devenir du système financier public justifie à suffisance, si besoin en était, pourquoi malgré les multiples plaidoyers et réformes nous n’arrivions pas toujours à avoir des finances publiques soutenables. Un diagnostic attentif de la situation dans l’espace UEMOA laisse pleinement mesurer l’étendue du malaise qui se traduit de façon polymorphe par des remises en cause de telle ou telle autre dépense, modification, suppression ou revendication. Il y a là une incapacité de maîtriser pleinement l’évolution des finances publiques depuis des dizaines d’années maintenant malgré la sophistication des techniques de gestion et de contrôle. Ces rénovations, certes parfois poussées, des outils du contrôle de gestion mettent pleinement en évidence une faille dans le processus de régulation du modèle financier public de nos Etats : l’absence de pédagogie et de maitrise, faute d’appropriation et d’implémentation consolidées. Ce processus conduit à centrer les réflexions sur les techniques et les outils par exemple la mise en œuvre d’une comptabilité d’exercice à l’image d’une comptabilité d’entreprise, d’indicateurs de performance, d’un contrôle interne ou encore d’une programmation pluriannuelle qui, in fine, ne sont que des instruments de gestion.

C’est donc la régulation d’un processus de décision à multiples acteurs qui constitue la question centrale ?

Le processus de décision étant de l’ordre du politique n’obéit pas aux mêmes impératifs, voire ne visent pas les mêmes intérêts, que l’ordre de gestion qui dévolu à l’expert soucieux de réaliser ses objectifs de gestion. Ce conflit n’est pas sans incidence dans la mesure où elle met en péril une soutenabilité durable des finances publiques et bloque toute réforme en profondeur du système financier public. La sophistication d’envergure noie le décideur et le contraint à faire recours à d’autres canaux qui peuvent parfois entraver de façon considérable les fondamentaux de la gestion des finances publiques. La multiplicité et la technicité de outils de programmation mettent en difficulté la compréhension des enjeux qui se rattachent ou découlent de telle ou telle poche de dépense. Dans un cas particulier, le parlementaire commence déjà à se trouver des alternatives peu conventionnelles[5] au regard de la légitimé sociale qui doit accompagner l’autorisation budgétaire. Le recours, en France, à l’intelligence artificielle générative pour à la fois générer et formuler des amendements de textes législatifs à incidences financières prédit une invasion dite de la « cybernétique financière ». C’est peut-être « l’avènement d’un nouveau temps financier » suivant une formule chère au Dr Lamine KOTE.A terme, les fonctionnalités du numérique pourraient bien se substituer, à défaut de le dépouiller, au politique. La fonction d’autoriser deviendrait alors une compétence invraisemblablement déléguée, pour ne pas dire « un impératif démocratique négligé » (Dr Errol TONI). Il s’en suit un sentiment d’insécurité.

L’effritement du contrôle se range dans cette dynamique de complexité du système financier public jusqu’à en entraver l’efficacité qui conduit à remettre sinon en cause, du moins en débats, la pertinence de système actuel de gestion des finances publiques.

Le temps semble venu de rompre avec la démarche en silos !

La complexité des finances publique ne peut être véritablement appréhendée qu’à travers leurs rapports avec les autres composantes de la société. Les dimensions économiques, juridiques, sociales et politiques, autrement dit l’ensemble des acteurs disciplinaires qui composent la société auprès et au profit de laquelle les ressources publiques sont mobilisées sont directement ou indirectement, d’une manière ou d’une autre, concernées par les transformations du système de gouvernance financière publique. Le souci étant, au fond, de rompre avec une architecture éparse de la décision financière publique qui se caractérise par une mosaïque de pouvoirs politiques, économiques, sociaux et des groupes de pression à certains égards. Le compromis dans la gouvernance des finances publiques doit jouer un rôle de catalyseur permettant la production de projets communs, ou d’une certaine manière de politiques publiques utiles et opportunes, c’est-à-dire faire office d’une institution formulant une réponse palliative aux insuffisances, voire même à la crise, de la représentation politique en confortant la démocratie représentative. C’est un moyen efficace pour freiner d’éventuelles dérives populistes communautaristes ou hyper individualistes en intégrant le particulier et l’universel

Là, évidemment, le challenge est colossal compte tenu des enjeux et défis qui entourent la stabilisation de tout système viable et parfaitement pilotable. Ce chantier implique la mobilisation d’une grande variété de savoirs fruit d’une intelligence collective pouvant permettre de conceptualiser un nouveau paradigme de gouvernance financière publique adapté à notre époque caractérisée par des droits et obligations plus humains, plus intelligents et plus intellects. Ces dynamiques font inévitablement passer le système financier public d’un cadre d’intervention économique et politique de l’Etat, à un cadre de dialogue et de concertation entre acteurs publics et privés pour la pérennité de la société : protection des minorités (dépenses d’avenir : santé, éducation, habitat, entreprenariat, …) ; défense et sécurité nationales ; financement de la recherche, atténuation et adaptation face au dérèglement climatique ; autonomies des collectivités territoriales et des assemblées parlementaires ; …

Ces aspects soulèvent des exigences de coordination et de concertation. Il est impératif de construire un cadre de dialogue entre les acteurs de décision et de gestion financière publique. L’émergence des organes dits « d’aide à la décision » semble, à notre avis, marquer un bon début. Il serait pertinent de la consolider. Il y va de la souplesse des institutions qui encadrent et font fonctionner le système financier public. Elles y gagnent en marge de manœuvres pour apporter des réponses concertées, adéquates et promptes aux multiples défis urgents et violents qui secouent la gouvernance des finances publiques. Comme le dirait le Président Elhadji Omar BONGO : « problèmes communs, solutions concertées ».[6]La promotion du compromis permet de mettre en péril les contraintes épistémologiques qui trouvent souvent naissance dans les divergence corporatistes et politiques. Il y va de la construction d’un nouveau modèle de gouvernance financière publique efficiente, efficace et résilient.

Par Omar SADIAKHOU

Etudiant-chercheur en Droit public général (Université Gaston Berger de Saint-Louis);

Assistant de recherches alternant (Projet USAID Appui à la Gestion des Finances Publiques).


[1] A ce propos : « La loi organique qui avait été conçue par temps calme s’est retrouvée à peine rentrée en vigueur confrontée à une tempête d’une ampleur inédite. L’impératif de maîtrise de la dépense publique a pris une place prépondérante qui a conduit la recherche d’économie à s’imposer à la logique de performance » in Rapport MILOLF (France), 2019, p. 18.

[2] Sur le contrôle citoyen des finances publiques et l’obligation pour les agents publics de rendre compte de leur gestion.

[3] Notre contribution de libres propos : Omar SADIAKHOU, « Quelques observations sur les finances publiques du Sénégal au lendemain de l’élection présidentielle du 24 mars 2024 : le Gouvernement face aux défis du moment », disponible sur leCERACLE, 15 avril 2024).

[4] Michel BOUVIER, Propos introductif : Le compte financier unique, reflet d’une conception de la gouvernance financière publique, RFFP nov. 2018, n° 144, p. 7

[5] Pour la fiscalité, l’essor du numérique est à la base de l’érosion de la base d’imposition et favorise la déterritorialisation de la fiscalité tout comme les grandes entreprises y évoluant (G.A.F.A.M) sont au cœur du développement de nouvelles techniques d’évitement de l’impôt accentuant l’évasion et la fraude fiscales. Pour l’autorisation budgétaire, c’est la légitimé qui se dégrade et le déclin du politique qui s’annonce par une intelligence supérieure venue en concurrence.

[6] Elhadji Omar BONGO, Le dialogue des nations : l’Afrique dans le nouvel ordre économique mondial, 2ème éd., Editions Multipress-Gabon, 1980, p.59.

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