En démocratie, la transmission du pouvoir est facilitée par le respect de la règle selon laquelle la situation du président en fin de mandat lui permet de préparer sa succession. Autrement dit, le Président de la République est tenu, en sa qualité de « gardien de la Constitution », d’organiser une élection présidentielle de son successeur.
Toutefois, le contournement de cette règle aboutit sans doute à une cristallisation du pouvoir. Ces mécanismes jettent toujours la suspicion, parfois la révolte et souvent la réprobation internationale sur ceux qui les initient. Ils sont facteurs de trouble, parfois de violence, plus que de stabilité dont ils se prévalent. Ils sortent du cadre constitutionnel, alors que le maintien de la règle de la limitation du nombre de mandats successifs est synonyme de stabilité. Et pourtant, on trouve bien des exemples où les chefs d’État tentent d’abroger ces règles ou d’en différer l’application. En règle générale, la légitimité politico-institutionnelle d’un Président de la République dure le temps de son mandat
C’est ce que le Conseil constitutionnel a voulu rappelé dans sa décision n°60/E/2024 du 5 mars 2024, dans laquelle il a encore une fois prouvé son autorité de régulation de la vie démocratique et de l’Etat de droit.
En effet, lorsqu’il a été saisi par le président de la République pour avis sur les propositions du dialogue national, et boycotté par la majorité des 19 candidats à la Présidentielle les 7 Sages du Conseil ont rejeté les dites propositions en refusant toute prolongation du mandat présidentiel ainsi que la modification de la liste des candidats. Un accord a en revanche été trouvé sur la date du 24 mars 2024.
Rappelons que les propositions du dialogue portaient essentiellement sur la date du 02 juin 2024, le maintien des 19 candidats déjà validés, avec la réserve d’un nouvel examen des candidatures pour régler la question des éventuels cas de double nationalité et les corrections nécessaires pour les parrainages des candidats qui se considèrent lésés et l’application de l’alinéa 2 de l’article 36 de la Constitution « le Président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur » pour assurer la continuité de l’Etat et la permanence institutionnelle. Le Chef de l’Etat pourra-t-il rester en fonction après la fin de son mandat sans qu’aucune élection n’ait eu lieu? Les dispositions de l’alinéa 2 de l’article36 de la Constitution constituent-elles une réponse à cette question? Cet alinéa a la teneur suivante: le Président de la République en exercice reste en fonction jusqu’à l’installation de son successeur. Seule l’interprétation du juge constitutionnel a permis de conclure si, oui ou non, la disposition constitutionnelle sous examen autorise la continuité des fonctions présidentielles par une personne dont le mandat a pris fin, sans que s’eût été tenue l’élection présidentielle, pourvu que l’installation effective du successeur virtuel n’ait pas encore eu lieu. C’est à cet exercice que tente de s’employer cette étude qui s’articule autour du recours inapproprié à l’article 36 al.2 de la Constitution (I) qui aboutira à la mise œuvre d’une solution jurisprudentielle comme ultime rempart (II)
I- Le recours inapproprié à l’article36 al.2 de la Constitution
Les participants au dialogue ont proposé au Président de la République d’assurer la transition à la tête de l’État après la fin de son mandat le 2 avril jusqu’à l’élection de son successeur. En réalité, l’article 36 alinéas 2 de la Constitution a été invoqué afin de prolonger le mandat présidentiel et de préserver le principe de la continuité de l’Etat.
Or, suite au référendum de 2016, la Constitution a incontestablement réglé la problématique de la durée du mandat présidentiel à travers ses articles 27 et 103. Ces dispositions établies de manière irrévocable sont très claires et ne sauraient souffrir d’aucune équivoque. Relativement à cela, l’objectif du Constituant sénégalais est de garantir un souffle d’un nouveau air démocratique dans l’exercice des fonctions suprêmes et d’inviter leur titulaire à agir plutôt qu’à chercher à se faire maintenir au pouvoir. Le mandat du chef de l’État prenait fin le 2 avril, et qu’il ne lui est donc pas possible d’organiser un scrutin après cette date-butoir. Il est aussi impossible pour le président sortant d’assurer l’intérim si un nouveau chef de l’État ne devait pas encore avoir été élu à la date du 2 avril.
Le Conseil constitutionnel, en rappelant sa jurisprudence n°1/C/2024 du 15 février 2024, affirme que la durée du mandat du Président de la République ne peut être réduite ou allongée au gré des circonstances politiques, quel que soit l’objectif poursuivi ; que le mandat du président de la République ne peut être prorogé en vertu des dispositions de l’article 103 de la Constitution. Il souligne également qu’il est d’avis que l’article 36, alinéa 2 de la Constitution n’est pas applicable si l’élection n’a pas eu lieu avant la fin du mandat en cours (article 3 de la Décision n°60/E/2024). L’alinéa 2 de l’article 36 ne peut être invoqué non seulement pour prolonger le mandat au-delà de sa durée, mais également au cas où l’élection présidentielle n’a pas eu lieu.
En plus de soulever des interrogations constitutionnelles sur son applicabilité ou non dans ce cas de figure jugé inédit et qui n’est pas prévu par la Constitution, l’article 36 alinéa 2, en dépit de sa clarté apparente et littérale, ne cesse d’agiter le landerneau de la doctrine constitutionnaliste et de la classe politique.
L’article 36 n’est en réalité ni destiné à une prolongation de fait du mandat présidentiel et encore moins un alibi pour éviter un vide juridique ou institutionnel et pour ainsi dire assurer une continuité de l’Etat. Il prévoit explicitement le cas où le président successeur est déjà élu. Il comporte trois alinéas qui sont indissociablement liés et disposés les uns après les autres. Plus spécifiquement, il régit la période entre l’élection du président de la République acté par le Conseil constitutionnel qui proclame les résultats définitifs et annonce la personne élue président de la République et l’installation de celui-ci après avoir prêté serment, procède à la passation et au port des insignes etc. A titre d’exemples, le Président Abdoulaye Wade avait été élu le 19 mars 2000, Abdou Diouf est resté en fonction jusqu’à l’installation du président nouvellement élu. Il en fut ainsi entre Abdoulaye Wade et le président Macky Sall. Déjà si les autorités compétentes n’organisent pas l’élection, il n’y aura pas de président élu, donc il n’est pas pertinent d’invoquer cet article dans ce scénario.
D’ailleurs le conseil l’a clairement montré en considérant que l’article 36 de la Constitution régit la situation où le mandat du Président en exercice arrive à son terme après l’élection de son successeur; que l’arrivée à terme du mandat du Président en exercice sans que son successeur soit élu, en raison du non-respect du calendrier électoral, n’est pas prévue par la Constitution et ne peut être régie par ce texte[1].
Conformément à l’article 31 alinéa premier de la Constitution, le scrutin pour l’élection du Président de la République, a lieu 45 jours francs au plus et 30 jours francs au moins avant l’expiration du mandat du Président de la République en fonction. Le nouveau président élu n’entre en fonction qu’après avoir prêté serment. En attendant cette « formalité substantielle et préalable »[2], le président sortant reste en fonction. D’après le critère d’exerçabilité, le mandat présidentiel commence avec l’investiture du candidat élu qui marque son entrée en fonction et l’habilite à exercer le mandat à lui conféré par le peuple Pendant cette courte période de transition, l’on se retrouve dans une situation de coexistence de deux présidents, l’un sortant et l’autre élu mais sur le point d’entrée en fonction. L’article 36 ne peut être opérant que dans ce cas de figure.
Afin d’éviter qu’aucun successeur n’est élu d’ici à la fin du mandat présidentiel, laissant planer le risque d’un vide juridique, le juge constitutionnel est habilité à apporter une solution jurisprudentielle dans ce cas de figure inédit.
II- La solution jurisprudentielle comme ultime rempart
Dans sa mission de régulation de la vie politique, le Conseil constitutionnel sénégalais assure de manière déterminante, une responsabilité de premier ordre dans l’établissement et le maintien d’une gouvernance apaisée. En retoquant la proposition de report de la présidentielle au 2 juin, les membres du Conseil constitutionnel dédisent une fois de plus le président et imposent une lecture stricte de la loi qui n’exprime la volonté générale que dans le respect de la Constitution. En décidant de poursuivre le processus électoral interrompu en vue de tenir le scrutin présidentiel sur une période anormalement courte[3], et avant la fin du mandat présidentiel, l’intervention du juge dans ce cas de figure est conforme à son rôle de régulateur afin « de pallier l’inertie de l’Administration et de satisfaire à l’exigence constitutionnelle de la reprise du processus électoral »[4]
En réalité, la Constitution sénégalaise ne mentionne pas expressément le pouvoir de régulation du conseil constitutionnel, même si, implicitement, elle fait de lui le régulateur de l’activité des pouvoirs publics. Toutefois, cette mission de régulation a été explicitement mise en exergue par le Conseil constitutionnel lui-même qui, dans cette décision, a considéré qu’il doit toujours être en mesure d’exercer son pouvoir régulateur et de remplir ses missions au nom de l’intérêt général de l’ordre public, de la paix, de la stabilité des institutions et du principe de la nécessaire continuité de leur fonctionnement[5]. Ainsi, la haute juridiction a exigé que le scrutin présidentiel se tienne avant le 2 avril, date à laquelle expire le second mandat de Macky Sall, au pouvoir depuis 2012. Elle a en même temps considéré que le Président de la République ne peut pas rester en fonction au-delà de cette période et qu’il ne peut, en l’absence d’un texte l’y habilitant expressément, fixer la date de l’élection au-delà de la fin de son mandat »[6].En outre, le conseil constitutionnel s’est appesanti sur la valorisation des principes à valeur constitutionnelle tels que la sécurité juridique et la stabilité des institutions afin de remédier à un vide institutionnel qui n’est visiblement pas prévu par la Constitution. Ainsi, il considère que la fixation de la date de l’élection au-delà de la fin du mandat a pour effet de créer un vide institutionnel non prévu par la Constitution; qu’elle est, de ce fait, contraire au principe à valeur constitutionnelle de sécurité juridique et de stabilité des institutions[7].
Ce pouvoir prétorien de régulation conforte les dires de Michel Troper qui précise que le juge constitutionnel est en quelque sorte l’« aiguilleur comparable à l’aiguilleur des chemins de fer qui se borne à mettre les trains sur une voie ou une autre »[8].
Au-delà de la date du 2 juin qui a été retenue pour la Présidentielle, les travaux en commission notamment celle en charge des questions politiques et dirigée par le ministre de l’Intérieur, Me Sidiki Kaba, ont proposé de garder la liste des 19 candidats retenus par le Conseil constitutionnel. Par contre, le dossier des candidats dits spoliés va être réétudié avec la possibilité de les réintégrer dans la course électorale. Parmi eux, le cas de Karim Wade a fait l’objet d’une concertation. Rappelons que, la candidature de Karim Wade, validée dans un premier temps[9], a été finalement rejetée à cause de sa double nationalité[10] par le Conseil constitutionnel.
Du moment où la liste officielle des candidats à l’élection présidentielle a été arrêtée et publiée par le conseil constitutionnel, elle acquiert une force de chose jugée. En plus, ni la Constitution ni le Code électoral ne prévoient d’autres formes de détermination de la liste des candidats Cette décision reste donc irrévocable et irréversible car en vertu de l’article 92 de la Constitution, le Conseil constitutionnel a réitéré que ses décisions ne sont susceptibles d’aucune voie de recours et s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles. L’autorité de la chose jugée est, sans conteste, la caractéristique essentielle d’une juridiction constitutionnelle dans la mesure où ses décisions doivent s’imposer tant aux pouvoirs publics qu’aux citoyens. Le fondement d’une telle position est que l’acceptation des voies de recours contre ses arrêts lui enlèverait toute autorité et aboutirait à coup sûr à créer un modèle décentralisé de justice constitutionnelle.
En s’adossant sur ce statut de régulateur, le juge constitutionnel sénégalais a pleinement assuré sa fonction de régulation constitutionnelle des pouvoirs politiques. C’est à juste titre pour sortir du pays de cette spirale d’incertitude et d’instabilité politique et constitutionnelle qui s’y régnait depuis un certain temps. Il a su démontrer son rôle dans la construction et la consolidation des acquis démocratiques perçu, aujourd’hui, « comme un impératif presque axiologique voire le cheval de Troie de l’Etat de droit »[11].
Par Madame Ndèye Seynabou Diop Ndione Diagne
Docteur en droit public
[1] 15ème considérant de la Décision n°60/E/2024
[2] Voir FALL (I.), « Le droit constitutionnel au secours de l’authenticité et de la négritude : le serment du président de la République, acculturation ou retour aux sources », Annales Africaines, 1973, pp.203-218.
[3] Voir le Décret n°2024-704 du 7mars 2024 fixant la période de la campagne électorale pour l’élection présidentielle du 24mars 2024
[4] Extrait du communiqué du Conseil constitutionnel du 7 mars 2024
[5] Considérant 19 de la décision n°1/C/2024 du 15 février 2024
[6] Considérant 5 de la décision n° 60/E/ 2024
[7] Considérant 6
[8] Cf. TROPER (M.), la Théorie du droit, le Droit, l’Etat, Paris-PUF, 2001.p183
[9] Voir la décision nº 2/E/2024 du 12 janvier 2024
[10]Voir la décision n° 4/E/2024 du 20 février 2024
[11] KOKOROKO (D.), « L’apport de la jurisprudence constitutionnelle africaine à la consolidation des acquis démocratiques, les cas du Bénin, du Mali, du Sénégal et du Togo », R.B.S.J.A., n° 18, 2007
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