Supposé conflit entre l’Assemblée nationale et le Conseil constitutionnel sur fond d’accusations de certains parlementaires des faits de corruption à l’encontre de quelques membres du conseil constitutionnel, supposé fraude de certains candidats à l’élection Présidentielle sur la condition de nationalité, la mise en place d’une commission d’enquête parlementaire visant à faire la lumière sur le processus de vérification par le CC des dossiers de candidature à la Présidentielle, l’information d’une proposition de loi constitutionnelle visant à repousser l’élection Présidentielle, sont entre autre les motifs de fait ayant conduit le Président de la République a, à travers le décret 2025-106 du 3 février 2024, abrogé le décret 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral. Dans la foulée, l’Assemblée nationale a adopté la loi n•04-2024 portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution qui repousse la Présidentielle jusqu’au 15 décembre 2024.
Le vote de cette loi a fait l’objet de contestation devant le Conseil constitutionnel, juridiction habilitée à contrôler la constitutionnalité des lois votées conformément à l’article 92 de la Constitution. En outre, le décret abrogeant le décret portant convocation du corps électoral était, lui aussi, objet de contestation devant le même juge.
Avant que le juge constitutionnel se prononce, la doctrine juridique Sénégalaise était divisée sur la compétence de ce dernier à connaître des lois considérées constitutionnelles. Une partie de la doctrine considérait que le juge constitutionnel n’est pas compétent, dans la mesure où le pouvoir constituant est souverain et il est de « jurisprudence constante que le juge constitutionnel se déclare incompétent dès qu’il est saisi d’une loi de cette nature ». Une autre partie de la doctrine, quant elle, considérait que le juge constitutionnel est compétent pour connaître des lois constitutionnelles, et ce en vertu de sa propre jurisprudence, dans la mesure où il a affirmé, notamment dans une décision datant de 2006, que «le pouvoir constituant est souverain; que sous réserve (…) des prescriptions de l’alinéa 7 de l’article 103 en vertu du quel la forme Républicaine de l’Etat ne peut faire l’objet d’une révision, il peut abroger, modifier ou compléter des dispositions de valeur constitutionnelle».
C’est dans cette atmosphère tendue que le juge Constitutionnel Sénégalais répond aux uns et autres, notamment à travers sa décision n° 1/C/2024 du 15 février 2024. De cette décision, on peut en tirer deux renseignements fondamentaux. Un renseignement sur l’injusticiabilité des lois constitutionnelles (I) et un autre sur l’organisation de l’élection Présidentielle (II).
I. Sur l’injusticiabilité des lois constitutionnelle.
Deux choses fondamentales sont à retenir dans le cadre de la décision du Conseil constitutionnel. D’une part, le CC nous confirme que les lois constitutionnelles sont à priori injusticiables devant lui (A) et, d’autre part, que cette injusticiabilité des lois constitutionnelles est relative (B).
A. l’injusticiabilité confirmée des lois constitutionnelles.
Il ressort de la jurisprudence du conseil constitutionnel que « l’alinéa premier de l’article 92 de la Constitution et l’article 1 de la loi organique relative au Conseil constitutionnel donnent compétence au Conseil pour connaitre de la constitutionnalité des lois ordinaires et des lois organiques ; que le Conseil constitutionnel ne tient ni de ces textes, ni d’aucune autre disposition de la Constitution le pouvoir de statuer sur une loi de révision constitutionnelle » (voire Décision N° 1/C/2018 du 09 mai 2018). Cette posture du juge constitutionnel Sénégalais est constamment réitérée dans des décisions antérieures (voire Décisions N° 9/C/1998 du 09 octobre 1998 ; N° 1/C.2003 du 11 juin 2003 ; N° 3/C/2005 du 18 janvier 2006 ; N° 2/C/2009 du 18 juin 2009).
Cette position du juge constitutionnel Sénégalais résulte, en effet, du fait qu’il considère que le pouvoir constituant est souverain et par conséquent il lui est permis « d’abroger, de modifier ou de compléter les dispositions de valeur constitutionnelle dans la forme qu’il est estime appropriée ; qu’ainsi rien ne s’oppose à ce qu’il introduise dans le texte de la Constitution des dispositions nouvelles qui dérogent implicitement ou expressément à une règle ou à un principe de valeur constitutionnelle, sous réserve des interdictions de révision prévue par la Constitution elle-même ».
On comprend aisément, à travers cela, tant que la révision constitutionnelle ne touche pas les limites (formelles et substantielles), il ne peut être objet de censure par le juge Constitutionnel. Cette posture, qui relativise l’injusticiabilité des lois constitutionnelles, est reprise par le CC dans sa récente décision, de manière on ne peut plus implicite. Ce qui veut dire que, si le CC venait à être saisi une nouvelle fois sur une révision constitutionnelle qui n’est pas de nature à toucher les limites, ce dernier se déclarera instantanément incompétent, parce que le pouvoir constituant serait souverain.
La pratique et culture constitutionnelles Sénégalaises étant différentes de celles existantes ailleurs, notamment celles françaises sur lesquelles s’alignent trop souvent les juges constitutionnels en Afrique, le CC gagnerait, pour nous autre, à se déclarer compétent pour connaître de toutes les catégories de lois, constitutionnelles soit elles, pour justement, éviter la libre circulation des lois constitutionnelle inconstitutionnelles au sein de l’ordonnancement juridique . Quoique le fait qu’il relativise l’injusticiabilité des lois constitutionnelles est une véritable avancée.
B. l’injusticiabilité relative des lois constitutionnelles.
Dans la récente décision, notamment dans le Considérant 6 relatif à la compétence, le Conseil constitutionnel note, «que son périmètre de contrôle de constitutionnalité des lois est circonscrit, en matière de révision constitutionnelle, à la vérification du respect des conditions d’adoption, d’approbation et des limites temporelles et matérielles que la Constitution elle-même fixe à l’exercice des pouvoirs du constituant dérivé ».
Cela voudrait dire tout simplement qu’à chaque fois que le pouvoir constituant s’hasarde à ne peut respecter, dans le cadre d’une révision constitutionnelle, les conditions (d’adoption et d’approbation), les limites temporelles (les délais prévus ) et les limites matérielles (la forme Républicaine de l’État, la durée du mandat et le nombre de mandats), le CC est en même de le censurer. Autrement, il peut, dans une telle situation, contrôler la constitutionnalité des lois de révision constitutionnelle.
Le juge constitutionnel considère dans cette décision, d’une part, que « la durée du mandat du Président de la République ne peut être réduite ou allongée au gré des circonstances politiques, quelque soit l’objectif poursuivi » (considérant 14) et, d’autre part, qu’en « «décalant» la date de l’élection du président de la
République au 15 décembre2024 et en décidant que « le Président en exercice poursuit fonctions » jusqu’à l’installation de son successeur, la loi attaquée proroge la durée du mandat du Président de la République au-delà des 5 ans (…) Considérant, ainsi, que la loi attaquée est contraire aux dispositions de l’article 27 et 103 de la Constitution et au principe à valeur constitutionnelle de sécurité juridique et de stabilité des institutions»(Considérants 16 et 17).
Ainsi, le CC considère, à juste titre, que la loi n•04-2024 porte atteinte aux limites matérielles fixées par la Constitution, notamment l’intangibilité de la durée du mandat qui ne peut être prolongée.
Contrairement à ceux qui pensent que c’est une première pour le juge constitutionnel Sénégalais de relativiser l’injisticiabilité des lois constitutionnelles, c’est loin d’en être une première. Pour s’en convaincre davantage, il suffit juste de lire attentivement ses décisions antérieures, rappelées d’ailleurs ci-haut.
Au delà des renseignements que le juge nous fournit, à travers sa nouvelle décision, sur l’injusticiabilité ou l justiciabilité des lois constitutionnelles, il nous renseigne également sur l’organisation de l’élection présidentielle.
II. Sur l’organisation de l’élection présidentielle.
Sur cet aspect précis, l’on note que le juge constitutionnel annule le décret du Président de la République abrogeant le décret convoquant le corps électoral (A) et invite les autorités compétentes à organiser l’élection présidentielle dans les meilleurs délais (B).
A. l’annulation du décret abrogeant le décret portant convocation du corps électoral.
Comme rappelé en prélude, le juge constitutionnel a été également saisi, notamment par des candidats à l’élection présidentielle, pour annuler le décret intervenu pour abroger le décret portant convocation du corps électoral, et ce faisant poursuivre le processus électoral.
Le juge, en ce qui concerne sa compétence, il considère que « s’il est vrai que la cour suprême est juge de l’excès de pouvoir des autorités exécutives, le conseil constitutionnel, juge de la régularité des élections nationales, dispose de la plénitude de juridiction en matière électoral, sur le fondement de l’article 92 de la Constitution; que cette plénitude de juridiction lui confère compétence pour connaître de la contestation des actes administratifs participant directement à la régularité d’une élection nationale, lorsque ces actes sont propres à ce scrutin» (considérant 7). Sur cette base, il considère que « la loi portant dérogation aux dispositions de l’article 31 de la Constitution, adoptée sous le numéro 04/2024 par l’assemblée nationale en sa séance du 5 février 2024, est déclarée contraire à la Constitution, qu’en conséquence le décret attaqué, pris sur le fondement de la proposition de la loi notifiée au Président de la République, manque de base légale et encourt l’annulation » (considérant 23).
À ce niveau, il est important de souligner l’attitude inquiétante du Président de la République à prendre un décret sur la base, non pas d’une loi, mais d’une proposition de loi. Comment justifier cette attitude ? Justification uniquement par des éléments de fait, avec une faiblesse, voire absence, des éléments de droit ?Supposons, quoique c’est moins probable en pratique, que l’Assemblée nationale n’adopte pas la proposition de loi, qu’adviendra -t-il de ce décret ? Cette attitude ne frôle pas l’irrespect de la séparation des pouvoirs ? Beaucoup d’interrogations, mais heureusement que le CC nous sort de l’obscurité.
En outre, l’une des conséquences de l’annulation du décret litigieux, c’est son écartement des catégories des actes de Gouvernement, contrairement à ce qui a été avancé par certains doctrinaires. De ce fait, on peut se demander quel est sort sort réservé à la requête, pendante devant la Cour suprême, tendant à l’annulation du même décret ? La Cour suprême s’alignera t’elle sur la décision du conseil constitutionnel ? Fort probable ! Mais dans tous les cas, nous allons savoir, dans un avenir, proche ou lointain, ce qu’en pense véritablement la cour suprême de la nature du décret litigieux.
Il importe de souligner une autre conséquence, non des moindres, de l’annulation, par le CC, du décret. Il s’agit, en effet, du sort réservé au décret 2023-2283 du 29 novembre 2023 portant convocation du corps électoral. En effet, on peut comprendre, à travers la décision du CC, que ce dernier décret est lui aussi, dorénavant dépourvu d’objet. Il en est ainsi dans la mesure où, le CC en invitant les autorités à organiser l’élection dans les meilleurs délais, il considère que la date fixée par le décret, en l’occurrence la date du 25 février, n’est pas à l’ordre du jour.
B. l’organisation de l’élection présidentielle dans les meilleurs délais.
Le CC, « constatant l’impossibilité d’organiser l’élection présidentielle à la date initialement prévue (c’est-à-dire la date du 25 février 2024) , invite les autorités compétentes à la tenir dans les meilleures délais» (considérant 20).
Cette formulation du juge constitutionnel pourrait, à première lecture, laisser place à une course effrénée, au niveau de la doctrine, pour l’interprétation de la notion de «meilleurs délais». Le CC, étant «garant de la régularité de l’élection nationale, disposant d’une plénitude de juridiction en matière électorale» (considérant 7), aurait pu fixer lui-même la nouvelle date de l’élection présidentielle, en s’assumant. il en avait la capacité, les moyens et la compétence de le faire. D’autant plus qu’il a été également saisie d’une demande visant à « ajuster, si besoin, la date de l’élection présidentielle pour tenir compte des jours de campagne perdus ». On peut être solidaire, à ce niveau, à la question de savoir: si la décision est incomplète ? Une question posée par KOUA Éric Samuel et MOUKÉTÈ ÉKOUMÈ dans le cadre de leur contribution intitulée «Observations rapides sur la Décision n°1/C/2024 du 15 Février 2024 rendue par le Conseil Constitutionnel Sénégalais : vérité en deçà de Pyrénées, erreur au-delà ?». Soit !
Cependant, on peut trouver sens à la notion de « meilleurs délais » dans certains considérants même de la récente décision du juge. En effet, le sens de l’expression « meilleurs délais » est à rechercher dans les considérants 14 et 16 de la décision du Conseil constitutionnel. Au sens du considérant 14, « la date de l’élection présidentielle ne peut être prorogée au-delà de la durée du mandat». Autrement dit, le meilleur délai de la présidentielle est le délai qui ne dépasse pas la durée du mandat du Président de la République, c’est-à-dire avant le 2 avril 2024. Quant au considérant 16, l’expression « meilleurs délais » renvoie à un temps qui ne proroge pas la durée du mandat du président de la République au-delà des cinq ans. Par conséquent, la présidentielle (premier tour, comme second tour le cas échéant) doit, conformément à la logique de « meilleurs délais », se tenir avant le 2 avril 2024.
Cependant, comme l’a su bien remarqué Maître Ibrahima TRAORÉ, il est à relever attentivement que la terminologie utilisée par le Conseil constitutionnel dans le considérant 20 de sa décision est de nature à atténuer le sens véritable de l’expression « meilleurs délais », du moins dans ses effets utiles en lien avec les considérants 14 et 16 de ladite décision.
En effet, au sens dudit considérant 20, comme rappelé ci-haut, « constatant l’impossibilité d’organiser l’élection présidentielle à la date initialement prévue, le Conseil constitutionnel «invite » les autorités compétentes à la tenir dans les meilleurs délais ».
L’emploi du verbe « inviter» dans le cas d’espèce, ne convient ni juridiquement, ni logiquement, en ce sens qu’il laisse entendre que les autorités compétentes en cause sont mises, notamment par le Conseil constitutionnel, dans un état facultatif et non obligatoire de tenir la présidentielle dans les « meilleurs délais ».
Alors, quand on sait qu’une invitation ne s’impose ni logiquement, encore moins juridiquement à ses destinataires et, par conséquent, qu’elle est de nature facultative, on se demande si les autorités compétentes invitées vont y répondre favorablement ou défavorablement dans les jours qui viennent.
En attendant, on s’interroge !
Par Wardougou Kelley Sakine
Étudiant en master en droit (droit public) et en science politique (paix et sécurité).
Merci