L’immersion du monde dans l’ère du numérique est devenue une réalité imposante à plus d’un titre. Du rang des manifestations les plus achevées de la mondialisation en termes de compression du temps, des délais et des espaces, l’intelligence artificielle (IA) imprègne, aujourd’hui, fortement, les procédures applicables devant les administrations publiques. Cette adaptation aux innovations du numérique se matérialise par un ensemble de procédés qui, pour la plupart, sont en expérimentation, voire à l’état naissant. Réunis en marge du Sommet mondial sur l’IA, au Royaume-Uni, les 1er et 2 novembre 2023, les magnats du numérique, les experts et acteurs politiques du monde se sont saisis des questions fondamentales que soulève l’IA vis-à-vis du quotidien des sociétés et des pratiques administratives actuels : l’IA peut-elle concurrencer le cerveau humain ? Doit-on se méfier de l’IA générative ? Voilà d’énormes questions. Cependant, dans le cadre de la présente note une question fondamentale de ce sommet nous interpelle : l’IA menace t-elle nos économies et systèmes financiers ?
Dans le domaine des finances publiques, c’est tout ensemble de valeurs et un corps de références qui se retrouvent bouleversés par le recours à l’intelligence artificielle générative dans le cadre de la procédure parlementaire de vote et d’adoption des textes financiers du Gouvernement. C’est donc dire que le Parlement n’est pas resté en dehors de cette révolution numérique. L’expérimentation de cet outil numérique en France aux fins de générer des amendements législatifs peut être révélateur d’un certain nombre d’aspects sur l’avenir du droit des finances publiques . Faire l’économie d’une réflexion de fond sur les rapports entre procédure budgétaire parlementaire et intelligence artificielle générative s’avère complexe. Et pour cause.
D’une part, le recours aux inventions numériques se range du côté des sujets les plus discutés de notre temps. Contraintes à se réinventer pour réhabiliter à la fois leurs efficacités d’antan et la confiance sociale en leurs actions, les administrations financières, notamment fiscales, se sont progressivement appropriées les services du numérique. Ce sont vues alors dématérialisées des procédures permettant une forte mobilisation et une meilleure rationalisation des ressources publiques, surtout fiscales. L’innovation en débats se situe du côté du Parlement. Une première expérience française nous invite à asseoir la réflexion
D’autre part, longtemps considérées comme ésotériques et englouties dans pratiques vieillottes et tatillonnes, les finances publiques sont, du point de vue pratique, en pleine éclosion. Elles occupent de plus en plus les débats politiques et citoyens. On peut se féliciter d’un tel regain d’intérêt si l’on sait toute la centralité qu’elles occupent dans l’action de l’Etat, des autres collectivités publiques et leurs impacts sur la condition de vie des populations. Chose d’autant plus importante que Professeur Paul AMSELEK s’est substantiellement interrogé pour savoir s’il peut y avoir d’Etat sans finances ? La négative s’impose avec une abondance de preuve.
Assurément, il y a là une raison évidente sur le bien-fondé de l’utilisation de l’I. A. générative dans la procédure budgétaire devant le Parlement. Un réflexe de progrès (I) se dessine dans ce contexte de renouveau des cadres normatif et institutionnel de la gestion financière publique. Cependant, on peut, en toute légalité, se demander, quelles sont véritablement les inquiétudes qui découlent du recours des parlementaires à l’intelligence artificielle générative (II). De là, l’équivoque se pose aisément sur l’avenir de ce couple émergent.
I. Un amour à souhaiter : que peut apporter l’intelligence artificielle générative au progrès de la procédure budgétaire parlementaire ?
Les transformations sociales et techniques induites par les nouvelles technologies présentent des intérêts certains pour les acteurs politiques. Ces technologies sont devenues de véritables outils « d’aide à la décision », pour reprendre une formule du Professeur Michel BOUVIER. Pour le Parlement, l’IA générative est utile en ce sens qu’elle permet de simplifier le traitement des amendements (1) dans un temps relativement restreint (2).
- Le traitement simplifié des amendements parlementaires
Il est des difficultés notées dans la phase parlementaire de la procédure législative, une compréhension éprouvante des textes de lois en présence. Réputés techniques, ces textes se présentent avec beaucoup plus d’acuités lorsqu’il s’agit de matière financière. Cela est d’autant plus que sensible que l’écart semble énormément posé entre le caractère hermétique des finances publiques et le niveau relativement faible des parlementaires du fait d’une absence de règles qui exigent un niveau intellectuel standard.
Sous ce rapport, le recours à l’intelligence artificielle générative dotée de capacités d’analyses élevées et hautement plus dynamiques peut être source d’un grand progrès dans le traitement des amendements parlementaires. En ce sens, le député français de la Haute-Corse, Jean Philippe ACQUAVIVA, qui a déposé le premier amendement parlementaire généré par l’IA générative, en mars 2023, avouait avec satisfaction que : « l’IA générative lui a fourni en quelques secondes un texte largement potable, quasiment du même niveau que celui de ses collaborateurs ». C’est donc dire que l’apport du numérique dans la dé-complexification de l’exercice du droit d’amendement, qu’on sait fortement conditionné, est certain. Cela découle du fait que les propriétés technologiques de l’IA générative sont propres à fournir à l’outil numérique tel que ChatGpt une base d’information à même d’effectuer un travail trivial respectueux des conditions matérielles de recevabilité des amendements. L’IA générative permet ainsi de donner corps aux incongruités relevés dans un texte de loi et d’en proposer des modifications en évitant tout risque de chevauchement, de redondance et d’incohérences. Les algorithmes y intégrés sont passés par-là. Dans le cadre du droit budgétaire, la programmation du dispositif numérique est un soutien certain en ce sens qu’elle se propose d’éviter les irrecevabilités financières. Ce travail d’impact législatif effectué par l’IA a toute son importance et profite aux députés dans la gestion des délais.
- La rationalisation temporelle de la procédure d’examen
C’est sans doute l’une des grandes vertus du numérique. La compression des délais dans la procédure législative est un impératif catégorique. En matière financière, cette nécessité se fait ressentir davantage du fait, notamment, des enjeux politiques qui se rapportent aux budgets publics et à l’autorisation budgétaire. Sous cet angle, il est donc aisé de constater que les énormes capacités analytiques dont disposent l’IA générative sont des progrès significatifs pour les parlementaires.
En effet, l’une des précarité décelées dans le diagnostic du pouvoir financier du Parlement est l’insuffisant de temps pour un examen substantiel des projets de textes financiers. Les délais qui s’y appliquent sont courts et préjudiciables. En France il s’agit de 70 jours à compter du dépôt du projet de loi de finances (v. Article 40 de la Loi organique de 2001 relative aux lois de finances ; article 47 de la Constitution du 4 octobre 1958, modifiée ) et au Sénégal nous en sommes à 60 jours aux termes des articles 68 de la Constitution du 22 janvier 2001, modifiée, et 57 de la loi organique n°2020-07 du 26 février relative aux lois de finances. Sous réserves de fines variations, les délais sont similaires dans bon nombres d’Etats d’Afrique (Burkina Faso, 75 jours, voir Article 11 de la Constitution ; Côte d’Ivoire, 70 jours, voir article 112 de la Constitution ; …).
Assurément, il est aisé de constater qu’à ce stade, la simplification de l’élaboration et de finition des amendements dans un temps fortement réduit par l’IA générative constitue une avancée significative pour les parlementaires car leur permettant de consacré moins de temps à la lecture et à l’analyse. D’un point de vue procédural, il s’agit de les placer dans les dispositions de consacrer un temps conséquent aux débats de fond.
En dernière analyse sous cet aspect, il nous faut admettre que l’IA générative comporte son lot de merveilles qui participent d’une dynamique de modernisation et de consolidation de la procédure législative. Appliquées aux champs de la procédure budgétaire parlementaire, ces dynamiques correspondent à ce que la Professeure Pélagie THEOUA-N’DRI voit comme « un impératif de survie ». Survie des finances publiques, survie des politiques publiques et survie des populations. Toutefois, le recours à cet outil technologique n’est pas exempt de risques. A bien des égards, des équivoques sérieuses se posent quant à la prospérité du couple procédure budgétaire parlementaire et intelligence artificielle générative.
II. Un désamour à craindre : que risque la procédure budgétaire parlementaire sous l’effet de l’intelligence artificielle générative ?
Bien que porteuse d’innovations notables qui, à bien des égards, peuvent contribuer au progrès de la procédure budgétaire , l’IA générative comporte cependant son lot d’inquiétudes. Celles-ci se rapportent à la fragilisation de la légitimité sociale du droit budgétaire d’émanation parlementaire (1) et au déclin du savoir-faire du politique dans la procédure parlementaire (2).
- La fragilisation de la légitimité populaire du droit budgétaire.
Les finances publiques sont intiment liées aux sociétés qui les finances et pour lesquelles elles sont déployées à travers les politiques publiques. La collecte de l’impôt, dès lors qu’ik est admis comme nécessaire et obligatoire pour le citoyen (articles 13 et 14 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789), implique aussi et surtout un regard populaire sur son utilisation. Est-il alors instauré un principe de contrôle démocratique des ressources publiques qui trouve son siège historique dans la DDHC de 1789.
En partant de ces considérations ci-haut mentionnées, on peut alors craindre de façon légitime que la prolifération des outils technologiques de l’IA générative dans la mise en œuvre de la procédure législative en matière budgétaire occulte le contrôle démocratique de sa raison d’être. Car, cette forme de travail parlementaire re-distributive faisant substituer l’homme par des algorithmes informatiques ne fait cesser à l’impôt dont, l’encrage social se manifeste à cet effet par la compétence normative de la représentation nationale dans son établissement et sa suppression sous forme d’autorisation budgétaire, d’être une chose de l’homme, parlant du Parlement, pour tropicaliser une pensée du Doyen Georges VEDEL. Complexité d’autant plus apparente qu’en 2001, les Etats membres de l’OCDE remettaient une proposition de réforme allant dans le sens de déposséder l’Etat et ses services au profit de comités d’experts extérieurs et privés de toute compétence de planification et de programmation des finances publiques. Autrement dit, déléguer la gouvernance des finances publiques.
La légitimité sociale de l’autorisation budgétaire, et donc l’acceptation des règles du droit budgétaire d’émanation parlementaire qui en découle, devient sujette à discussion. A ce propos, au premier instigateur de cette pratique, Jean Philippe ACQUAVIVA, d’affirmer que son initiative d’utiliser l’IA générative dans la conception et la présentation des amendements lui « a donné le tournis et l’a beaucoup questionné ». Cet aveu de crainte trouvera un écho avant-gardiste chez le Professeur Michel BOUVIER qui, en marge de son Rapport introductif au colloque sur ‘’ Finances Publiques et Intelligence Artificielle : la transformation numérique et l’IA au service des finances publiques, innovations et perspectives ‘’, tenu le 19 mars 2024, à Paris, faisait remarquer qu’ « en effet, la généralisation d’une telle pratique, si elle sombrait dans une confiance aveugle dans l’IA générative, poserait le problème du contrôle démocratique et de la légitimité des choix fait par les décideurs ».
- Le déclin de l’autorité politique de la décision financière du Parlement
L’usage de l’IA générative dans la pratique du Parlement en matière procédure législative de façon générale, et budgétaire en particulier, participe à l’affaissement du politique. Elle traduit en effet l’émergence d’un tiers pouvoir, d’ailleurs difficile à qualifier, qui semble à tout point de vue concurrencer l’intelligence des décideurs. C’est un recul innommé de la capacité cognitive du politique et une marginalisation des compétences techniques de l’expert.
Il convient de comprendre en ce sens l’effet subversif et annihilant du numérique sur la dimension politique organique de la procédure budgétaire. Cet effet non souhaitable du désamour entre le Parlementaire et l’IA générative est la base d’une mise en difficulté du pouvoir politique législatif par un pouvoir artificiel parallèle. C’est donc à juste titre qu’une certaine doctrine considère le recours du Parlement au numérique dans les procédures législatives comme un aveu d’inintelligence. Ce risque est réel, nous dit le Professeur Michel BOUVIER, du fait, notamment, du développement à vive allure de grandes entreprises du numérique qui, de ce fait, deviennent détentrices d’une masse gigantesque d’informations et de données qui, en principe, devraient rester administratives.
On remarque alors un mouvement de démultiplication de l’information. Or, on le sait, l’une des problématiques les plus familières des finances publiques actuelles est la disponibilité, la fiabilité et la sécurisation de l’information financière. La crainte apparaît alors au grand jour si l’on sait que le Parlement dispose de peu ou prou de marges de manœuvre pour contrôler les informations dévoilées sous formes de fragments dans les dispositifs informatiques utilisés au cours de son usage de l’IA générative. C’est une préoccupation identique que des auteurs ont entendu soulever dans le Quotidien français Libération à la date du 9 décembre 2023. Ces deniers portaient le plaidoyer d’une interdiction de l’usage de l’IA générative dans domaines de la création artistique, de la décision politique, entre autres domaines propres à l’intelligence humaine. Dans la même logique, le 10 décembre 2023, le Professeur Souleymane Bachir DIAGNE, présentant le livre de M. Alioune Badara MBENGUE, Prospérité symbolique, paru aux éditions L’Harmattan Sénégal, manifestait sa crainte quant au fait que l’utilisation continue et croissante de l’IA générative risque de conduire la société vers un monde où il ne sera plus possible de reconnaître le vrai du faux, le réel de l’irréel, à moins que l’outil ne dise de lui-même ce qu’il en est. Les finances publiques dans ce contexte consolidation et de réaction à des crises multiples et multiformes n’en sortiront pas moins anéanties. À long terme on peut se demander quel est l’avenir des métiers administratifs sous l’assaut du numérique ?
Par Omar SADIAKHOU,
Étudiant en Master 2, Droit public,
Université Gaston Berger de Saint-Louis
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